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La littérature est morte. Vive la littérature !

lundi 25 mai 2020 par Louise Chennevière

Samedi 23 mai, le journal Le Monde publiait une tribune signée par 625 auteurs, éditeurs et libraires demandant à « Monsieur le président » de ne pas « oublier le livre ». Dans ce texte, Louise Chennevière propose un autre rapport à la littérature. Plus destructeur peut-être, mais au moins aussi riche : « Au sauvez-le suppliant adressé au président par les petits soldats des choses telles qu’elles sont, nous répondons détruisons-le, le monde du livre tel qu’il est, le monde tel qu’il est ».

« Nous ne savons pas très bien ce qu’est la littérature révolutionnaire. Nous savons même pas s’il est possible de rapprocher ces deux mots : littérature, révolution. Tout ce que nous savons c’est qu’une telle littérature n’existe pas à l’heure actuelle en France (…) Mais elle a existé et elle est aujourd’hui nécessaire. Nous en ressentons le besoin, une place est vide, une nouvelle littérature est à naître. » Georges Perec

« Pour moi, écrire c’est en partie chercher une forme d’insoumission. La littérature est un champ d’expérimentations vitales. » Liliane Giraudon

Il y a parfois des coïncidences si parfaites qu’elles en seraient presque suspectes. Alors que nous marchions sans but dans un Paris ralenti et clairsemé, en proie aux angoisses qui nous terrassent, plus que d’habitude, depuis quelques temps : que faire, que dire, qu’écrire ? Que peut encore la littérature aujourd’hui ? Que le livre auquel nous travaillons depuis plus d’un an déjà nous tombe littéralement des mains chaque fois que nous tentons une approche, incapable d’y travailler, de faire comme si, comme si rien ne s’était passé. Alors donc, que nous nous étions glissés dans un supermarché afin d’en extraire discrètement de quoi bouffer, nous sommes tombés, quelque part dans les allées, sur le journal Le monde dont la Une nous frappe : L’appel au chef de l’État pour sauver le livre.

Nous le glissons dans notre poche déjà bien remplie et filons le lire à l’ombre d’un arbre sur le canal, qu’arpentent des groupes de flics que nous imaginons avec joie être quelque peu humiliés d’en être réduits à cela, traquer les imprudents qui oseraient s’enfiler une bière au soleil. Et nous fûmes frappés de stupeur, par ces deux tribunes la première rédigée par un collectif d’auteurs, éditeurs, et libraires réclamant un soutien de Monsieur le président à la filière du livre, la seconde rédigée par ceux qui alimentent, par leur travail solitaire, toute l’économie du livre : les autrices et les auteurs. Au rang desquels nous nous rangeons sans pouvoir, pourtant, aucunement nous reconnaitre dans ces appels écrits dans une langue qui témoigne d’une servilité absolue à l’ordre économique – ainsi qu’à Monsieur le président de la République auquel la première tribune enjoint de reconnaître qu’Aucune nation ne peut se passer d’une âme (…)

C’est en elle qu’elle puise sa force, qu’elle trouve sa raison d’être. Pour cela le livre doit vivre. En faisant ainsi de la littérature, en vertu d’une définition non seulement réactionnaire mais aussi, de facto caduque (car qui croit encore que la littérature a un tel pouvoir, de nos jours ?), le lieu de production de ces grands récits, ces mythes fondateurs, ils dévoilent là leur conception essentiellement idéologique, et trahissent ouvertement leur complicité avec l’ordre en place. Et puisque la littérature, leur littérature, ne vise qu’au maintien de cet ordre-là, les signataires de la première tribune supplient le roi de leur porter secours. Et la stupeur dans laquelle nous a plongé la lecture de ces textes a ravivé en nous une colère, c’est-à-dire une puissance, depuis quelques jours effondrée. Il nous est soudain revenu que, si nous ne savons pas encore ce qu’il faut, aujourd’hui, écrire, nous savons en revanche très bien ce qu’il ne faut pas écrire.

Nous ne nions absolument pas la grande précarité économique dans laquelle la majorité de ceux qui écrivent se trouvent, et sur laquelle la seconde tribune prétend mettre l’accent, bien que les noms des signataires qui pour la plupart nous disent vaguement quelque chose sans que nous puissions les associer à aucune œuvre, nous laissent supposer que ceux-là sont loin d’avoir du mal à bouffer.

Nous disons simplement que quiconque écrit pendant des années, seul chez lui, des mots que personne ne veut lire, qui ne servent à rien, qui ne lui rapportent rien, qui au regard des logiques sociales dominantes lui font même perdre beaucoup, du temps, de l’argent, des opportunités, sait qu’écrire n’est pas un travail comme un autre. Quiconque s’est battu pour faire exister un livre, et parvient s’il est chanceux à se faire une minuscule place dans cette grande foire à tout de l’édition française actuelle, et reçoit, s’il est extrêmement chanceux, 1500 balles de droits d’auteurs pour des années de travail, sait qu’écrire n’est pas un métier comme un autre, que ce n’est pas un métier.

D’ailleurs, il ne veut pas que cela le soit. Il ne veut pas que son écriture le fasse bouffer parce qu’il sait que pour cela, il lui faudrait renoncer, baisser la tête et son froc. Et si il ne change pas de travail, en dépit du gain misérable qu’il en tire, ce n’est pas parce qu’il est contraint par des nécessités de survie comme les travailleurs exploités, puisqu’avec cela il ne gagne même pas de quoi survivre, mais parce qu’il continue de croire qu’il y a là quelque chose qui vaut plus que la valeur elle-même. Il sait que choisir d’écrire c’est d’abord refuser de travailler.

Il lui faudra pourtant, passer des heures et des jours à sa table de travail. Il lui faudra bien trop souvent accepter des jobs merdiques, sous-payés, inventer des moyens de faire du fric, mais cela ne seront jamais que des concessions qu’il fait pour pouvoir continuer à écrire. Dans l’état actuel des choses, il n’attend pas que son écriture le fasse vivre décemment, et admettons que cela arrive, cela ne pourra être qu’en vertu d’un improbable malentendu. Quant à ceux qui envisagent sérieusement de se bâtir une carrière d’écrivain, à l’aide de calculs, larbinages, et compromissions, nous ne les prenons pas, nous, au sérieux.

Car écrire c’est toujours se tenir un peu en retrait du monde en marche. Non pas que la littérature soit la sphère d’une sacralité préservée, le domaine réservé de quelques élus (et les tours d’ivoire se sont depuis longtemps effondrées), mais que simplement cette pratique implique d’emblée cette position, non pas de surplomb, non pas d’isolement, mais de refus.

Nous ne nions pas la brutale réalité économique, nous ne pensons pas que la littérature existe hors du monde, indépendamment des conditions matérielles dans lesquelles elle est produite bien au contraire, et pour les vivre, nous savons que ces conditions sont misérables. Mais nous ne nous réduirons pas à quémander les restes d’une fête à laquelle nous ne voulons pas être conviés – et nos livres seront peut-être plus courts, plus violents, plus amers, à la fois témoins et accusateurs de ces misérables conditions, parce que nous ne voulons pas nous couper, justement du monde, où il nous faut bien aussi agir, pour nous retirer dans quelque confort, quiétude d’une existence artistique aristocratique, qui ne pourrait qu’être aujourd’hui une pathétique répétition parodique.

Nous ne voulons pas conditionner nos textes à venir à la générosité de Monsieur le président, aux aides de l’État. Nous continuerons de lutter pour arracher pour nous et pour les autres, les moyens de survie économique minimaux, mais nous ne le ferons pas en tant qu’auteurs. Nous ne pensons pas qu’écrire un livre nous donne le droit d’exiger quelque compensation économique (et comment définirait-on alors les auteurs qui y auraient droit ? quid de tous ceux qui écrivent sans avoir jamais été publiés ?), et si d’un point de vue pragmatique nous devons revendiquer une juste redistribution de l’argent de l’État ce ne peut être fait à partir d’une catégorie aussi abstraite que celle d’auteur – car il n’y a pas d’unité de cette condition.

Pas plus que nous voulons les conditionner aux subventions douteuses de quelques entreprises avides de redorer leur blason avec un vernis de culture.

Nous honnissons la culture.
L’écriture, la lecture, sont des gestes, des instants, arrachés au temps de la production. Des moments de lutte à même et pour le temps. Et si nous continuons d’écrire, nous qui ne gagnons même pas de quoi bouffer un mois avec ce que nous écrivons, c’est parce que nous pensons qu’écrire n’est pas produire un petit objet culturel, et que la valeur des textes qui nous ont bouleversé, transformé, ces textes dans et par lesquels nous opérons nos propres métamorphoses, n’est pas marchande.

Si nous continuons en dépit de tout bon sens, c’est parce que nous pensons que c’est là l’un des (maigres) moyens qu’il nous reste pour : lutter contre l’imposition d’un imaginaire unique, contre le règne absolu de la valeur, tracer les contours mouvants, flous, d’une communauté non-aliénée, ouvrir des voies de survie dans un réel claustral. Nous écrivons pour tout cela et pour bien d’autres choses encore, mais certainement pas pour alimenter l’économie du livre. Et nous ne craignons pas que, telle qu’elle est, elle s’effondre.

Nous savons que les textes lui survivront, nous savons que les textes n’existent vraiment qu’en dehors d’elle, dans nos corps, nos consciences, nos mémoires, qu’ils peuvent, qu’ils doivent, circuler autrement que sur le marché.

Nous savons que si cette économie venait à s’effondrer, nous continuerons d’écrire, de lire. Que d’autres l’ont fait avant nous, dans des conditions combien plus précaires. Par mauvaise foi, on nous taxera peut-être d’un romantisme de fort mauvais aloi.
Ça n’en est pas.
C’est un réalisme brutal.
Comment pourrions-nous rêver de maintenir en place un système qui déjà nous écrasait ?
Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’espace sur ce marché pour des écritures exigeantes, radicales, que la plus grande part de ce qui s’y vend effectivement, tout ce qui fait tourner la machine, sous le nom usurpé de littérature, n’en est pas.

Ainsi la seconde tribune déplore que nombre d’auteurs soient privés des revenus que leurs procuraient les manifestations littéraires, conférences, rencontres rémunérées, mais pour se larmoyer sur la perte de ces revenus-là, encore faut-il en avoir déjà eu, donc encore faut-il pour cela écrire des livres qui marchent.

Nous savons aussi qu’il y a bien sûr, des éditeurs, des libraires, acharnés, qui refusent d’abdiquer, qui s’efforcent de défendre des textes impossibles à vendre, des textes fous, sans retour sur investissement, sans profits, et nous avons besoin d’eux, et ils sont de plus en plus menacés.

L’infime marge de manœuvre que semblait encore leur ménager le système éditorial se voit aujourd’hui remise en question par la nécessité qu’il a de se relever de cette crise, et d’autres crises viendront encore.

Alors si il faudra bien continuer, malgré tout, à défendre coûte que coûte ce qui peut encore l’être, en tentant de faire entendre des paroles de résistance, des voix dissidentes au milieu de ce brouhaha, il nous faudra aussi apprendre à faire autrement.

C’est une chance de réinventer nos pratiques. Sortir de la fétichisation de l’objet livre. Car le livre en tant qu’objet fini, achevé, produit n’est que le mode hégémonique de circulation de la parole littéraire.

Il faut en penser d’autres.

Lisons n’importe où, n’importe quand, des textes que nous apprenons par cœur, que nous reproduisons, récitons des textes que nous nous prêtons, que nous faisons circuler sans cesse.

Écrivons.

N’importe où, n’importe comment, écrivons des livres qui excèdent les livres, qui s’ancrent dans nos vies et y retournent, qui ne se soucient ni des lois de la vraisemblance ni de celles du marché. Si des livres, par quelques conjonctures hasardeuses devaient en sortir, et y circuler, nous pouvons encore espérer qu’ils pourraient y produire d’heureuses déflagrations. Pour cela il ne faut abdiquer aucune exigence. Ne soyons pas à nous-mêmes nos propres flics, nos propres agents littéraires.

Il faut inventer d’autres voies, car d’autres voies sont possibles, ont toujours été possibles. Car la littérature, dans cette situation historique qui est la nôtre, alors que nous sommes vraisemblablement privés d’avenir, doit travailler à même la vie et pour la vie.

Et il y a là, dans nos pratiques littéraires à inventer, quelques stratégies possibles, comme dirait l’ami, et non pas collègue, Ut talpa, avec lequel nous nous perdons souvent en conjonctures ces jours-ci à propos de ce genre de choses-là, sur quelque trottoir de la ville, et non pas : à la pause près de la machine à café, dans quelque espace de coworking, au cours d’une infâme réunion.

Et nous parlons parlons, parole qui se perd, se retrouve, ne s’achève jamais, ne se ressaisira jamais dans quelque document bien ficelé, fiche, note interne, tableau excel, powerpoint, car la littérature n’est pas un travail comme un autre, mais l’une des armes avec lesquelles il nous faut mener la guerre en cours.

Et au sauvez-le suppliant adressé au président par les petits soldats des choses telles qu’elles sont, nous répondons détruisons-le, le monde du livre tel qu’il est, le monde tel qu’il est.


Voir en ligne : https://lundi.am/La-litterature-est...

   

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