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Chine, puissance normative

vendredi 12 juin 2020 par Sébastien Abis

Redevenue un acteur central des affaires mondiales, la Chine prend les commandes d’un certain nombre de secteurs. La sino-mondialisation aura été l’un des marqueurs stratégiques les plus significatifs de la décennie 2010. Exit le temps de la réémergence et de la copie, place à la puissance qui s’assume, investit et innove. L’initiative des routes de la soie, lancée à partir de 2013, constitue l’une des vitrines de cette ambition géopolitique. La crise actuelle du coronavirus pose d’indéniables questions sur la trajectoire chinoise à venir, tant au niveau intérieur que sur le plan des relations extérieures.

Elle révèle aussi les sino-dépendances de la planète. Les appels se multiplient pour sortir de ce goulet d’étranglement potentiel, tant le pouvoir de la Chine inquiète. Il est néanmoins réel, dans beaucoup de domaines, et ne risque pas de s’affaiblir prochainement, sauf à imaginer que le régime communiste explose et plonge le pays dans le chaos.

Nous n’y sommes pas du tout. Projetons-nous dans la décennie qui vient. Dans un contexte où le retrait américain de la scène internationale se confirmerait, la Chine occupera une place toujours plus significative. En Europe, nous aurons tous un peu plus de Chine en nous, ce qui ne veut pas dire qu’elle sera forcément à nos côtés.

Parmi les éléments d’expression de la puissance chinoise figureront des normes. C’est un maillon essentiel dans le déploiement des stratégies internationales du pays, sans doute trop peu considéré jusqu’ici. À tort. Non seulement parce que le sujet normatif figure comme l’un des enjeux majeurs de notre époque (ce que le rapport Revel, publié en décembre 2012 en France, avait parfaitement anticipé), mais aussi parce que la mise en place de nouvelles normes sert à piloter la vision de la Chine à long terme, c’est-à-dire être le leader dans tous les secteurs qui comptent au cours de ce siècle.

Les technologies et l’intelligence artificielle sont fréquemment citées. N’oublions pas l’alimentation, sujet de préoccupation majeure pour le pouvoir à Pékin, qui sait que le pays doit massivement compter sur les approvisionnements extérieurs pour satisfaire l’énorme appétit de son marché national, avec des consommateurs soucieux de sûreté sanitaire. La Chine s’est donc employée ces dernières années, avec ses routes de la soie, à surveiller de près les enjeux normatifs pour maîtriser pleinement les flux logistiques.

Trois dynamiques méritent l’attention. La première se situe dans la conquête d’influence au sein des enceintes internationales. En devenant membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, la Chine cherche à se conformer aux règles existantes. Progressivement, cette posture évolue avec l’essor de son poids économique et l’arrivée de Xi Jinping à la présidence du pays en 2013. Pékin ne cache plus ses objectifs et œuvre pour désormais changer les règles ou les redéfinir à sa manière.

Cela s’est notamment exprimé dans le cadre des comités en charge des droits humains et des libertés au sein des Nations unies. Sur le plan agricole et alimentaire, il y a tout d’abord les manœuvres au sein de l’OMC où la Chine veut éviter que les normes en place ne se désagrègent, car elle y bénéficie toujours du statut de pays émergent, un grand avantage qui protège ses entreprises d’État notamment.

Ensuite, il n’échappera à personne que la démarche de la Chine pour prendre le poste de directeur général de la FAO, ce qu’elle fit en juin 2019 au détriment du candidat européen, était en partie motivée par l’importance de peser sur les travaux du Codex Alimentarius. Cet organe, conjointement coordonné par l’OMS, gère et compile toutes les normes et les lignes directrices pour le commerce international de produits alimentaires. Il élabore tous les documents facilitant le travail des gouvernements en matière de législation et de réglementation.

Chahutée pour sa mauvaise réputation en matière de sécurité sanitaire des aliments, la Chine entend peu à peu renverser la tendance en pesant davantage sur ces travaux. Si elle est capable d’orienter des pratiques, des mesures et des modes de production redéfinissant la qualité des produits alimentaires et les relations économiques, pourquoi s’en priver ? N’est-ce pas les attributs de la puissance que de faire, faire faire ou empêcher de faire ?

La seconde dynamique à suivre concerne le commerce numérique. La Chine s’agite dans tous les sens. Du côté des fabricants d’appareils téléphoniques (Xuawei ou Xiaomi) qui combinent leur solution avec les géants du commerce en ligne (Alibaba ou JD.com), pour offrir aux consommateurs la possibilité d’acheter en un seul clic depuis des smartphones et des réseaux sociaux 100 % chinois. Avec plus d’un milliard d’utilisateurs chacun sur cette zone asiatique, Alipay (du conglomérat Alibaba) et Wechat pay (du conglomérat Tencent) imposent de plus en plus le paiement à la Chinoise, sans paiement bancaire ni carte bleue, pour les transactions hors de Chine (y compris pour les touristes chinois à l’étranger).

Alipay compte plus de 300 millions de portefeuilles électroniques hors de Chine : les activités commerciales qui y transitent échappent au système bancaire classique et stimule l’essor du e-commerce. La Chine agit aussi sur le plan logistique en soutenant des initiatives entre les grandes sociétés de négoce agricole, dont COFCO, le mastodonte chinois. En 2018 a été créé Covantis, une plate-forme qui vise à standardiser, digitaliser et moderniser les opérations de commerce international de produits agricoles et alimentaires. En recourant à la blockchain, l’objectif est à la fois d’optimiser les données et de favoriser une meilleure traçabilité des marchandises. Des tests seraient en cours pour du soja brésilien qui prend la route de la Chine.

Celle-ci n’a pas sous-estimé non plus le rôle des normes pour que les interfaces portuaires, passées sous son contrôle après rachats ou investissements conséquents ces dernières années, puissent parfaitement fonctionner. Et avec la crise du COVID-19 qui accélère les besoins en dématérialisation des échanges, elle profite des circonstances pour promouvoir, au sein de l’Organisation internationale de la normalisation (ISO), une nouvelle norme sur la livraison de produits alimentaires sans contact, plus que jamais convaincue de l’avenir prometteur du e-commerce. Elle le fait en poussant ses pions au sein du très stratégique comité technique 34 dédié aux normes pour l’alimentation humaine et animale, dont le secrétariat est assuré par la France et l’AFNOR depuis quelques années.

Enfin, la Chine vient de tester en avril sa propre monnaie digitale dans quatre grandes villes du pays. Pékin se lance dans une bataille économique et normative frontale avec Washington à travers un tel outil : le yuan digital pour contrer le roi dollar, et proposer une alternative au système de paiements bancaires internationaux SWIFT. De quoi potentiellement séduire plusieurs acteurs étatiques et privés qui ont besoin de contourner le système bâti par les Américains.

La troisième dynamique est géostratégique. Bien qu’elle ait profité depuis trois décennies de l’ouverture commerciale planétaire pour retrouver son rang et construire sa sécurité alimentaire, la Chine mesure le vent qui souffle en faveur d’une plus grande régionalisation de la mondialisation. Elle fera donc probablement le choix prioritaire de l’Asie et de ses immenses marchés pour y imposer sa domination économique et ses normes commerciales.

La Chine misera aussi sur l’Afrique et sans doute encore sur l’Amérique latine, deux continents indispensables qui lui fournissent matières premières et produits agricoles, mais qui sont aussi des terrains d’expression de la puissance normative chinoise, à travers les dispositifs servant aux investissements directs étrangers et au développement d’infrastructures.

Plusieurs organisations non gouvernementales chinoises, qui sont en réalité sous tutelle du pouvoir central à Pékin, se font les chantres de cette nouvelle normalisation. Pour le dire autrement, ne pas respecter le cahier des charges chinois expose les interlocuteurs africains ou sud-américains à une batterie d’incertitudes sur la pérennité de l’investissement. Dans la diplomatie économique de la Chine, le transfert de normes participe au rayonnement masqué de la puissance.

Son modèle de développement est considéré par certains pays comme une réussite et donc une source d’inspiration, même si la diplomatie de la dette ordonnancée comporte d’indéniables limites au soft power chinois. Le système de crédit social, mesurant grâce au numérique les comportements de chaque citoyen chinois, échauffe peu à peu l’esprit de tous les décideurs qui aspirent à mieux contrôler leur population.

En termes normatifs, la montée des discussions en matière de responsabilité sociale et environnementale n’a pas non plus laissé Pékin insensible. Non sans raison, elle cherche aujourd’hui à positionner ses propres agences de notation pour évaluer les performances économiques d’un certain nombre de partenaires, États comme entreprises, car la prolifération de normes émanant du secteur privé progresse aussi ces dernières années. C’est aussi l’évolution du poids de la Chine qui permet cette influence : le pays est passé de 2 à 18 % du PIB mondial entre 2000 et 2019.

Le droit et les règles américaines ont longtemps orchestré les jeux d’alliance et les relations géoéconomiques sur la scène internationale. C’est toujours vrai, mais pour combien de temps encore ?

Avons-nous suffisamment conscience que de nouvelles formes de normalisation des affaires mondiales émanent désormais de Chine ?

N’est-ce pas là un sous-jacent essentiel dans la rivalité qui se dessine entre Washington et Pékin ? Faut-il s’attendre à ce que deux systèmes normatifs coexistent prochainement, avec celui d’un monde occidental qui s’accroche aux derniers bastions de sa puissance, et celui d’un monde façonné par la Chine ?

La Chine sera-t-elle tentée, à l’instar des États-Unis, de sanctionner celles et ceux qui demain ne se conformeront pas à ses propres règles ? Peut-elle s’appuyer sur l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) pour cultiver sa stratégie et entraîner ses États membres, dont la Russie, dans ce sillage sino-normatif ?

Pour les Européens, et donc la France, impossible d’ignorer ces perspectives.

Partenaires ou rivaux parfois, il sera surtout nécessaire de composer avec la puissance chinoise. Ne pas choisir un camp ou un autre, entre Washington et Pékin, mais jouer l’entre-deux, d’où l’utilité d’avoir le courage d’une Europe « géopolitique ».
Pour le secteur agricole et agroalimentaire, c’est aussi un enjeu clef ce rapport équilibré avec la Chine. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas être vigilant et exigeant, tant en matière scientifique que commerciale, agro-industrielle ou diplomatique. D’ailleurs, faire valoir les normes de sécurité sanitaire occidentales en Chine restera utile, compte tenu des attentes des consommateurs de ce pays.

Pour dialoguer, coopérer ou échanger avec la Chine, il est bon de savoir négocier et donc de connaître ses intérêts.
Ni rejet ni naïveté : il va falloir bien doser dans nos cuisines avec la Chine.


Voir en ligne : https://www.iris-france.org/147704-...

   

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