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Alain Gresh : « Nasser était le héros du monde arabe »

lundi 28 septembre 2020 par Alain Gresh

Il y a 50 ans, le 28 septembre 1970, disparaissait l’Égyptien Gamal Abdel Nasser, dont le nom reste associé à la nationalisation du canal de Suez. Pour la rue arabe, l’homme incarne la liberté et la dignité retrouvée du peuple égyptien.
Photo : Datée de septembre 1970 montre des centaines de milliers d’Égyptiens assistant aux funérailles de leur chef Gamal Abdel Nasser décédé d’une crise cardiaque au Caire le 28 septembre 1970 à l’âge de 52 ans. (AFP)

Le 23 juillet 1952, un groupe de militaires haut-gradés, se faisant appeler le « Mouvement des officiers libres », s’installait au pouvoir au Caire et renversait la monarchie corrompue, la marionnette des impérialistes britanniques. Nasser, qui était l’homme fort de la junte, gouvernera l’Égypte d’une main de fer pendant presque dix-huit ans. Moderniste forcené, champion du panarabisme et co-fondateur du mouvement des non-alignés, l’homme a profondément marqué l’imaginaire des Égyptiens et du monde arabe, malgré sa gestion autoritaire et ses nombreux errements militaires.
Retour sur le parcours hors du commun du raïs égyptien avec Alain Gresh, spécialiste du monde arabe.
Entretien.

RFI : Le 1er octobre 1970, aux funérailles de Nasser au Caire, toutes les grandes puissances de l’époque étaient représentées, avec Kossyguine pour l’Union soviétique, le Premier ministre français Jacques Chaban-Delmas, le roi Hussein de la Jordanie ainsi que tous les chefs d’États arabes. Comment le défunt était-il perçu par ses pairs dont beaucoup l’avaient pourtant combattu de son vivant ?

Alain Gresh : Les funérailles de Nasser étaient d’abord des funérailles populaires égyptiennes. Il y avait des millions de gens qui étaient descendus dans les rues pour communier avec celui qu’ils considéraient être leur leader incontesté. L’émotion populaire était intense, avec une marée humaine comme on n’a jamais vu depuis. On parle de 5 millions de personnes qui auraient accompagné le cortège funéraire. Sur le plan international, les hommages étaient unanimes pour saluer la grandeur du disparu. Le regard qu’on portait sur le président égyptien dans les chancelleries occidentales avait changé au cours des années.

Dans les années 1950, Nasser était l’homme à abattre de l’Occident. À quel moment cette perception a-t-elle changé ?

Effectivement, Nasser a été longtemps considéré comme un ennemi en Europe, notamment par les Français et les Britanniques, car il remettait en cause la domination européenne sur son pays et plus largement sur le monde arabe. Les Britanniques occupaient encore l’Égypte au moment où Nasser avait pris le pouvoir en 1952, alors que le pays était formellement indépendant depuis 1922. Il réclamait une indépendance politique et économique réelle pour son pays et en pleine Guerre froide, il avait refusé de se ranger du côté des puissances occidentales en ne signant pas le pacte de Bagdad avec la Grande-Bretagne et les États-Unis qu’avaient pourtant signé l’Iraq, la Turquie, le Pakistan et l’Iran.

L’homme était particulièrement vilipendé en France où à cause de son soutien aux indépendantistes algériens, on l’accusait d’être un « Hitler au petit pied », une formule que l’on doit à Guy Mollet, dirigeant à l’époque de la SFIO [1]. La perception française de Nasser a changé dans les années 1960 avec l’arrivée au pouvoir de De Gaulle et l’indépendance de l’Algérie. On est alors aux balbutiements de la politique arabe de la France, au nom de laquelle Paris ira jusqu’à condamner l’agression israélienne de 1967. Ces développements avaient créé des conditions propices à des relations nouvelles avec l’Égypte, même si elles n’étaient pas exemptes de tensions à un moment ou à un autre.

Selon les observateurs de l’époque, si Nasser n’était pas très aimé par la droite à cause de l’aide qu’il avait apportée au Front de libération nationale algérienne, il n’était pas très aimé à gauche non plus à cause de sa haine d’Israël. Cette haine ne sera-t-elle pas la cause de l’aveuglement dont il fit preuve pendant la guerre des Six Jours, qui sera une terrible défaite pour le raïs ?

À mon avis, c’est un peu schématique de parler de « haine d’Israël ». La détestation d’Israël était commune à tout le monde arabe après la défaite subie par les armées arabes lors de la première guerre contre Israël en 1948.

S’agissant de Nasser, quand il arrive au pouvoir, il ne fait pas de la question israélienne une question prioritaire. L’hostilité du régime nassérien à l’égard de l’État hébreu va grandir au fur et à mesure que ce pays, en alliance avec la France et la Grande-Bretagne, va mener une politique anti-égyptienne. L’opposition entre les deux pays était certes forte, mais cela ne les empêchera pas toutefois d’engager en 1953 des négociations secrètes sur la question des frontières et sur la question palestinienne, qui était centrale pour les Arabes.

C’est l’intransigeance d’Israël sur la problématique du retour des Palestiniens dans leurs foyers dont ils avaient été chassés, qui a tué dans l’œuf toute possibilité d’entente entre les deux pays. Quant à la gauche française, il n’y avait pas de position commune à tous les partis de gauche par rapport à Nasser. S’il est vrai que les socialistes français, qui avaient noué une alliance stratégique avec leurs homologues israéliens, se méfiaient de Nasser, cette méfiance n’était pas partagée par les communistes qui étaient une force politique aussi importante en France que les socialistes dans les années 1960-1970.

Les communistes avaient condamné Nasser à cause de sa répression violente du Parti communiste égyptien après sa prise de pouvoir au début des années 1950, mais après la conférence de Bandung en 1955 et la nationalisation de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez en 1956, ils vont avoir une vision beaucoup plus positive de l’homme. Les communistes étaient plutôt satisfaits de sa volonté d’affirmation d’une politique d’indépendance nationale et de son alliance avec l’Union soviétique.

Photo prise le 2 octobre 1960 à New York montrant le président de la République arabe unie Gamal Abdel Nasser (C) lors d’une session de l’Assemblée générale des Nations Unies. (AFP)

« Aucun dirigeant n’a autant marqué le monde arabe que Gamal Abdel Nasser arrivé au pouvoir le 23 juillet 1952 », avez-vous écrit. Comment s’explique le prestige dont Nasser a joui dans le monde arabe, malgré ses défaites militaires face à Israël et au Yémen et ses autres errements ?

Nasser a cristallisé pendant un temps l’aspiration du peuple égyptien et plus largement du peuple arabe, à l’indépendance politique, économique, diplomatique… Le raïs lui-même était le résultat d’une dizaine d’années de lutte du peuple égyptien et du peuple arabe pour cette indépendance. L’homme a été capable à un moment fatidique de l’histoire de la représenter, de la symboliser à travers notamment la nationalisation du canal de Suez.

On n’imagine pas aujourd’hui à quel point cette décision de prendre possession du canal fut un choc, vécue comme un défi inimaginable à la domination européenne. Suite à la proclamation par le gouvernement égyptien le 18 juillet 1956, annonçant la nationalisation du canal de Suez, il y eu des manifestations de soutien spontanées à travers tout le monde arabe.

Les représailles n’ont pas tardé. L’opération conjointe menée par Israël, la France et la grande Bretagne va défaire militairement Nasser, mais ce sera une victoire diplomatique pour ce dernier avec l’ONU condamnant bientôt l’action militaire, sous la pression conjointe des États-Unis et de l’URSS.
Nasser était devenu le héros du monde arabe.

Affiche de l’exposition « L’épopée du Canal de Suez, des Pharaons au XXIe siècle » à l’Institut du Monde Arabe. imarabe.org

Il me semble que le prestige de Nasser est autant lié à ses bravades anticoloniales qu’à ses actions économiques et réformes qui ont modernisé l’Égypte.

En effet, au cours des années qui vont suivre, Nasser s’appuiera sur son prestige pour développer une double stratégie, à l’échelle régionale d’une part en créant la République arabe unie qui réunit l’Égypte et la Syrie, et, d’autre part, à l’échelle nationale, en bâtissant une économie indépendante fondée sur une industrie lourde. Il lance le projet de l’électrification du pays, rendue possible par la construction du haut barrage d’Assouan.

Parallèlement, il s’attache à répondre à une série d’aspirations au bien-être de l’ensemble de la population, en lançant une nouvelle phase de la réforme agraire commencée dès son arrivée au pouvoir en 1952, puis en nationalisant l’économie avec des droits très importants donnés aux ouvriers. Il instaurera une politique sociale progressiste, étendant la santé et l’éducation à des couches qui en étaient jusque-là privées.

Très vite, ces ambitions vont pourtant se fracasser sur des échecs diplomatiques et militaires, notamment face à Israël en 1967 et au Yémen où le corps expéditionnaire, envoyé en 1962 pour venir en aide aux alliés, s’enlisa dans une guerre civile sanglante et longue. La République arabe unie est dissoute après le retrait de la Syrie.

Sur le plan interne, la nationalisation de l’économie telle qu’elle est faite engendre une bureaucratie lourde et inefficace qui entraîne le pays dans des crises économiques à répétition. Or malgré ces errements et ces échecs, la légende de Nasser perdure en Égypte comme dans le monde arabe en général.

Rappelons que le candidat d’un parti revendiquant du nassérisme est arrivé en troisième position à la présidentielle Égyptienne de 2012. C’est la preuve que Nasser demeure une figure admirée, un modèle pour les Égyptiens.

En 1954, Nasser a été victime d’un attentat en Alexandrie, perpétré par un militant du mouvement des Frères musulmans, alors que cette organisation religieuse influente avait soutenu la révolte des officiers libres contre la monarchie. À quel moment leurs chemins se sont séparés ?

Le mouvement des « officiers libres » comptait en son sein des hommes de sensibilités très différentes, allant de militants marxistes aux fondamentalistes musulmans proches des Frères musulmans. Or cette confrérie religieuse avait été interdite sous la monarchie. Une fois arrivée au pouvoir, Nasser l’avait rétablie dans ses droits et avait tenté de la rallier à son régime. Leurs chemins se sont séparés très rapidement, sur le projet politico-économique du nouveau gouvernement qui se voulait panarabe et socialiste.

Nasser était lui-même croyant, mais les lois promulguées par son régime n’avaient pas de dimension religieuse en tant que telle. Elles prenaient acte de la sécularisation de fait de la société égyptienne. Après la tentative d’assassinat contre Nasser, celui-ci décida à son tour d’interdire la confrérie. Les militants du mouvement furent durement réprimés, soumis à des torturés et certains d’entre eux furent exécutés, comme ce fut le cas en 1966 de l’idéologue du mouvement, Saïd Qutb. Il faut dire que sur la question du traitement inhumain réservé aux opposants, Nasser n’avait rien à envier aux autres dictateurs arabes.

Nasser était aussi l’un des fondateurs du mouvement des non-alignés. Mais cela ne l’a pas empêché de se rapprocher de l’Union soviétique. On a l’impression que le non-alignement chez lui était plutôt une façade et ne relevait pas d’une conviction profonde.

Ce n’est pas exact. Nasser avait participé en 1955 à la conférence de Bandung et attachait beaucoup d’importance à ses relations avec l’Indien Nehru, le Yougoslave Tito ou le Chinois Zhou Enlai qui étaient présents à cette tribune.

Dans son livre profession de foi Philosophie de la révolution, il définit sa diplomatie comme une stratégie de bascule au sein de trois cercles : politique africaine, panarabisme et politique internationale. Dans les années 1950-1960, sa politique africaine consistait à soutenir les luttes contre le colonialisme, à travers tout le continent, de l’Algérie à l’Afrique du Sud, en passant par le Congo et le Cameroun. Il avait invité les mouvements anticoloniaux à créer des antennes en Égypte. Certains des mouvements de libération du continent avaient pignon sur rue au Caire.

A gauche, V. K. Krishna Menon discute avec Jawaharlal Nehru et à droite, Gamal Abdel Nasser s’entretient avec d’autres représentants lors de la conférence de Bandung. (Howard Sochurek/The LIFE Picture Collection/Getty Images )

Diriez-vous que Nasser était un dictateur ? Si oui, qu’est-ce qui le distinguait d’un Saddam Hussein ou d’un Mouamar Kadhafi ?

Je dirais que contrairement à un Saddam Houssein ou Kadhafi, Nasser bénéficiait de l’estime et de la confiance de son peuple. Cela n’empêchait pas bien sûr la répression, souvent en représailles à des manœuvres réelles de déstabilisation, des tentatives d’assassinat et des ingérences occidentales contre lesquelles le régime essayait de se battre tant bien que mal.

Mais l’adhésion au projet de Nasser consistant à redonner aux Arabes leur dignité, l’adhésion à sa personne était réelle, comme en témoigne la marée humaine forte de plusieurs millions d’Égyptiens qui a accompagné le raïs le jour de ses funérailles vers son lieu d’inhumation.

A contrario, il n’y avait qu’une centaine de personnes aux obsèques de son successeur Anouar el-Sadate, pourtant porté aux nues par les Occidentaux.


Voir en ligne : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200...


Alain Gresh est directeur du journal en ligne Orient XXI et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique.


[1La SFIO ou la Section française de l’Internationale ouvrière (1905-1969) était l’ancien nom du Parti socialiste français.

   

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