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Citoyenneté, un mot galvaudé, des espoirs intacts

Une démocratie à reconstruire

mardi 27 novembre 2018 par Allan Popelard pour le Monde Diplomatique

Evry, 85% d’abstention et un député élu par moins de 10% des inscrits !

Extraordinaire conquête dans un XVIIIe siècle monarchique, la démocratie ressemble à un monument inachevé dont l’architecte aurait disparu. La représentation politique tourne à vide, l’abstention aux élections augmente, la crise sociale fragilise le citoyen… Un retour sur l’histoire et sur quelques concepts-clés permet de repérer les fissures, dans la perspective de travaux de rénovation.

Aliénée par le « triangle de fer [1] » que constitue l’alliance des dirigeants politiques, économiques et médiatiques, divisée par cette « haine de la démocratie [2] » qui sépare les citoyens se tenant à l’intérieur du « cercle de la raison » libérale de ceux qui en sont exclus, limitée non plus seulement par les Constitutions, mais par les « contraintes extérieures » de la mondialisation, la souveraineté populaire semble n’être plus qu’une source de légitimité parmi d’autres.

Si cette dépossession démocratique a été possible, c’est que les formes instituées de la citoyenneté — cet instrument de la souveraineté — n’étaient pas assez armées pour s’y opposer. La délégation de pouvoir constitutive des démocraties ne permet aux citoyens de contrôler leurs représentants qu’a priori, sur un programme politique, et a posteriori, sur un bilan. Entre les deux termes du mandat, la délégation de pouvoir est une dépossession. Comment contrôler l’action des représentants s’il n’existe ni mandat révocable ni mandat impératif ? Comment exprimer sa révolte si le vote blanc n’est pas pris en compte et si « la rue ne gouverne pas » ?

Le contrôle de l’élection se révèle lui-même plus que limité, tant la liberté du citoyen semble prédéterminée par un ensemble de dispositifs dont le but est d’orienter son choix. Appuyé par force sondages qui parent les manipulations des atours de la scientificité, l’appel au « vote utile » tend ainsi à annuler la possibilité de rompre le cercle clos du champ politique. En démocratie, ce que le peuple a fait, il peut le défaire. Mais, au nom de menaces supposées, comme la montée des « populismes », qui concourent à créer un état d’exception favorisant la peur et l’inertie, le vote utile cadenasse l’ordre politique.

D’alternance en alternance, nul hasard, donc, si la plupart des pays développés se sont transformés en « démocraties de l’abstention [3] ». Jusqu’aux années 1980, si l’on prend le cas de la France, le taux d’abstention aux élections législatives dépassait rarement les 20 %.

Depuis, il a doublé. Si l’on y ajoute les non-inscrits (10 % environ), il s’envole. Les citoyens sont de moins en moins nombreux à participer, tandis qu’un « cens caché » opère une distinction socio-spatiale à l’intérieur du corps électoral. Les classes populaires s’abstiennent désormais largement, alors qu’elles votaient plus que la moyenne.

Certes, l’offre électorale et ce que beaucoup ont vécu comme les renoncements d’une partie de la gauche expliquent cette démobilisation. Mais les transformations néolibérales de la société et la « désinstitution » de la citoyenneté qui en a résulté demeurent les facteurs déterminants. La société précarisée, la déstructuration du lieu de travail, l’affaiblissement des organisations (partis, syndicats) et des espaces populaires (banlieues « rouges »), le desserrement des encadrements militants auquel il a conduit en sont les traits saillants. A rebours des illusions du spontanéisme en politique, la citoyenneté a donc besoin d’être « ré-instituée » dans des organisations si elle veut pouvoir être refondée grâce aux luttes électorales et sociales.

Partager un destin commun

Les conquêtes sociales sont des conquêtes civiques. L’usage des libertés politiques reste vain sans les conditions de vie matérielles nécessaires à leur réalisation : logement, école gratuite, revenu permettant de reconstituer sa force de travail, mais aussi de se divertir et de se cultiver ; temps libre pour aimer, réfléchir et créer ; assurances contre les vicissitudes de l’existence. La réduction des inégalités sociales par l’impôt, elle, est un préalable à la formation d’une communauté de citoyens suffisamment semblables pour partager un destin commun. La distinction marxiste entre citoyenneté formelle et citoyenneté réelle souligne ainsi qu’il ne peut exister de citoyen souverain dans la cité s’il ne l’est pas aussi dans l’entreprise. La citoyenneté réelle implique l’abolition de l’exploitation.

En jetant dans la pauvreté les salariés européens, l’austérité mine la citoyenneté. Le démantèlement des États-providence qu’elle occasionne, également. De tous les services publics, l’école concourt spécifiquement à la formation des citoyens. Il n’en peut exister qui ne soient éclairés. Or la privatisation et la précarisation dont l’école fait l’objet contribuent à contrarier sa fonction civique. Parallèlement, les autres lieux qui contribuaient à l’émancipation populaire ont disparu. Les écoles des partis politiques constituaient des lieux de politisation de la classe ouvrière, ainsi que des forteresses dressées face aux assauts de la pensée bourgeoise.

Quelles pourraient être aujourd’hui ces contre-structures de masse susceptibles de s’opposer à des médias qui sapent les bases de la délibération démocratique ? La pensée unique, partout, corrompt la langue, construit une société de consensus qui dépossède les citoyens du pouvoir de nommer le monde, d’en partager la signification, de le transformer.

Le terme de citoyen est de ceux que la « sensure » — pour reprendre le néologisme imaginé par l’écrivain Bernard Noël — a désarmés. Au moment où frappait le chômage de masse, il a servi de mot-écran derrière lequel les conservateurs remisaient l’idée de république sociale. Dès lors, rien ne justifiait plus que la classe ouvrière porte l’intérêt général. Le mot de citoyen, arraché à son histoire révolutionnaire, fut lessivé dans le capitalisme : tout devint « citoyen », y compris les produits de consommation. Ainsi sombraient les deux figures du peuple. Jean-Jacques Rousseau en avait fait le sujet de la souveraineté, Karl Marx celui de la lutte des classes. La place que celle-ci occupait dans les systèmes de représentation idéologiques fut très vite conquise par un peuple d’un autre type. L’éthnos remplaça le démos ; la recherche de la diversité, celle de l’égalité.

Le poids des territoires

Le fil de l’histoire venait d’être renoué avec la tradition des « anti-Lumières [4] », qui, dès le XVIIIe siècle, prônaient une « autre modernité ». Alors que Rousseau et Emmanuel Kant « voulaient libérer les individus des contraintes de l’histoire », les anti-Lumières théorisèrent une autre conception de la société fondée sur le « culte du particulier et le refus de l’universel ».

Pourtant, la République n’a jamais considéré le citoyen abstrait comme un ennemi de l’individu concret. Elle s’est, au contraire, appliquée à protéger l’un de l’autre en séparant le domaine public du domaine privé. En ne reconnaissant aucune option spirituelle, la laïcité permet ainsi à chaque individu de choisir en son âme et conscience celle qui lui convient le mieux. Mais elle constitue aussi un instrument démocratique protégeant la délibération des hommes des révélations de la religion.

Pour la République, il n’existe de politique que dans et par l’universel. Or la décentralisation a également renforcé l’approche culturaliste de la citoyenneté. Elle aurait aussi favorisé — dit-on — la citoyenneté locale. Si le poids des territoires locaux s’est en effet renforcé avec elle, les exécutifs en ont davantage profité que les citoyens. Pourtant, le Larzac [5] hier ou Notre- Dame-des-Landes aujourd’hui [6] montrent que certaines formes d’organisation et de lutte peuvent revitaliser la citoyenneté à l’échelle locale. Elles parviennent d’ailleurs parfois, de la Commune de Paris à Lorraine Cœur d’Acier [7] à Longwy cent ans après, à renverser les rapports sociaux de classe. Mais comment étendre ensuite à la communauté des citoyens les acquis d’une lutte locale ?

L’Union européenne, elle, ambitionne une citoyenneté sans fondement. Alors que l’abstention aux élections européennes prouve que son déficit démocratique est structurel, les « coups d’État » dont elle est à l’origine, avatars d’une longue histoire technocratique et bureaucratique (du traité de Lisbonne à l’actuel traité budgétaire), se multiplient [8]. Sans instrument pour exercer leur souveraineté, les peuples européens ne peuvent s’opposer dans le cadre de ses institutions au tour autoritaire qu’elle prend.

A condition que les citoyens se réapproprient — avec l’appui des partis, syndicats, associations — la souveraineté dont ils ont été dépossédés, l’histoire n’est pas encore écrite. Désobéir quand la légalité n’est plus légitime ; conquérir l’appareil d’Etat ; réunir les conditions d’une assemblée constituante ; autoconstituer la communauté des citoyens comme le font, par exemple, les « indignés » : voilà quelques-unes des voies variées et non exclusives d’une souveraineté et d’une citoyenneté refondées. « Place au peuple », comme l’écrivait Jules Vallès ; car, sans implication directe, l’Europe démocratique n’existera pas.


Voir en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2...


[1Expression du sociologue américain Charles Wright Mills (1916-1962).

[2Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005.

[3Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Gallimard, Paris, 2007.

[4Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, Paris, 2006. Les citations qui suivent sont tirées de l’introduction du livre.

[5Zone rurale où furent menées, de 1971 à 1981, d’intenses mobilisations contre l’extension d’un camp militaire.

[6Commune française où était prévue la construction d’un aéroport qui soulèva une forte opposition victorieuse.

[7Radio « libre » fondée en 1979 pour lutter contre les fermetures d’usines sidérurgiques.

[8Lire Raoul Marc Jennar, « Deux traités pour un coup d’Etat européen », Le Monde diplomatique, juin 2012.

   

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