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« La Commission a remis les clés de l’Europe aux lobbies »
dimanche 14 juillet 2024 par Robin Delobel
Les élections européennes, un bel exercice de démocratie ?
En réalité, les industries font la pluie et le beau temps à travers l’influence des lobbies sur les décideurs européens. Chercheur à Corporate Europe Observatory, Pascoe Sabido nous explique comment les multinationales pèsent sur l’agenda de la Commission. Quel impact sur l’environnement et le Green Deal ? Quid de la montée de l’extrême droite ? Comment l’industrie de l’armement et les États-Unis poussent à la guerre ? Et que faire pour défendre la démocratie ?
Les lobbies européens ont-ils eu un impact sur les élections européennes ?
Cette année, des lobbies comme l’European Round Table (ERT), Business Europe et d’autres liés à l’industrie ont préparé un projet qu’ils ont poussé à l’agenda de la future nouvelle Commission européenne. Afin d’avoir une Europe plus compétitive par rapport aux États-Unis et à la Chine, ils préconisent une forte déréglementation, mais aussi un approfondissement du marché unique. Concrètement, les lobbies visent la suppression des protections sociales et environnementales, mais aussi un pouvoir et des subsides plus importants pour les multinationales.
Tout cela est expliqué dans le document « The Antwerp Declaration for a European Industrial Deal” qui a été rédigé par le CEFIC (European Chemical Industry Council).
Ces cinq dernières années, on a pourtant beaucoup parlé de l’environnement avec le “Green Deal”.
Oui, mais à présent, l’industrie exige un « Green Industrial Deal ». Et c’est ce vers quoi on va. La nouvelle Commission va mettre les intérêts des industries au premier plan. Avec les élections, il faut ajouter la montée de l’extrême droite et sa fraternisation avec le centre droit. On peut donc s’attendre à un agenda très anti-immigration, nationaliste, protectionniste, assez raciste et peu favorable aux mesures environnementales.
Ça fait peur.
Que retrouve-t-on derrière ces lobbies industriels ?
Il y a ce qu’on appelle en anglais la « manufacturing », l’industrie de transformation qui comprend l’industrie lourde avec les industries utiles comme la chimie ou le ciment, mais aussi les industries d’énergies intensives comme le verre et l’acier. La finance est un secteur puissant, tout comme les services et le numérique.
Mais l’industrie lourde et le « manufacturing » – qui ont payé cher la hausse des prix de l’énergie et la guerre en Ukraine – sont les plus actifs dans le lobbying. Les acteurs de ces entreprises s’organisent à travers des associations de lobbies comme l’ERT qui a poussé la compétitivité à l’agenda de la Commission ou Business Europe qui regroupe les patronats avec le MEDEF pour la France, la Confidustria pour l’Italie ou la FEB pour la Belgique.
On observe par ailleurs la montée de groupes sectoriels. La CEFIC est ainsi très active pour la chimie et dépense l’un des budgets les plus élevés pour le lobbying en Europe.
Quel bilan tirez-vous du Green Deal ?
Assez nuancé. Tout d’abord, rappelons qu’en 2019, Ursula von der Leyen et la majorité du parlement européen ont été élues alors qu’il y avait une forte mobilisation pour le climat. Je pense notamment aux « Fridays for future ». Cette préoccupation s’est également traduite par le succès des Verts au parlement, à la différence notable des dernières élections où ils ont beaucoup perdu, tout comme les socialistes.
Le climat était donc à l’agenda politique et l’European Green Deal était lancé dans la foulée avec une dynamique verte, soucieuse des problèmes environnementaux. On a revu la législation sur les pesticides, les OGM, les cultures, la déforestation et la restauration de la nature. On a mis en place des projets comme « Farm to Fork » (De la ferme à la table). Il y a eu de nombreux programmes, l’axe écologique était fort. Il y a même eu des burnout dans l’administration de la Commission tant les fonctionnaires étaient épuisés par les nouveaux dossiers.
Toutefois, dans le Green Deal, l’axe écologique ne représentait que le quart de l’iceberg. Peut-on dès lors parler d’environnement ? Le Green Deal a par ailleurs promu de fausses solutions comme le marché du carbone, l’énergie fossile à travers le gaz, la capture et le stockage du CO2 et d’autres politiques néfastes. Ce n’était pas du tout des solutions climatiques. Mais par rapport à ce qui se faisait avant et ce qui nous attend, il faut reconnaître qu’il y avait un axe environnemental important. C’est déjà mort à présent. Ces six derniers mois, la droite a énormément attaqué l’agenda environnemental.
Comment les lobbies sont-ils intervenus pour défendre leur vision industrielle de l’environnement ?
Nous devons considérer que depuis 2019 à aujourd’hui, il y a eu une succession de crises. Or, à chaque crise, la Commission se fait conseiller par ces lobbies. C’était déjà le cas avec le covid. Durant cette période, von der Leyen consultait son conseil économique chaque semaine. C’était inscrit à son agenda. Or, quand on creuse, on se rend compte que son conseil économique n’est autre que l’ERT, c’est-à-dire l’association de lobbies composée de chefs d’industrie.
Même pour les vaccins, von der Leyen a directement coopéré avec des entreprises comme Pfizer ou Astra Zeneca.
Ensuite, il y a eu la crise de l’énergie dès octobre 2021. Puis la guerre en Ukraine à partir de février 2022. Et vers qui la présidente de la Commission s’est-elle alors tournée ? L’ERT à nouveau !
Durant le mois de mars qui a suivi l’invasion de l’Ukraine, il y a eu quatre réunions au cours desquelles la Commission a élaboré son plan de diversification des énergies pour ne pas seulement dépendre du gaz russe. À quatre reprises, von der Leyen et son équipe ont rencontré l’ERT.
Il y a des vidéos des réunions. Il y a en fait eu des réunions avec six lobbies membres de l’ERT, les PDG de Total, Shell, BP, ENI, Vatenfall et E.ON. Soit les six plus grosses entreprises énergétiques en Europe. Les plus importantes sur le marché du gaz par ailleurs. Et c’est vers elles que la Commission s’est tournée pour décider ce qu’il fallait faire.
Clairement, ces entreprises ont plaidé pour le gaz liquéfié des États-Unis, car elles y avaient toutes un intérêt. Elles ont aussi demandé à la Commission de ne pas limiter les prix et de ne pas intervenir sur le marché. Ces grandes entreprises ont également suggéré de créer un groupe d’experts, un « industry advisory group », pour que l’industrie puisse continuer à donner des conseils directement à la Commission.
Et c’est ce qui a été fait.
Les liens sont donc plus qu’étroits…
C’est une relation très symbiotique entre les lobbies et nos décideurs européens. C’est dans l’ADN de la Commission. Je travaille depuis longtemps sur le climat et l’énergie. À partir de 2010 par exemple, on a assisté à un engouement autour de l’hydrogène. Ce n’est pas tombé de nulle part. Les lobbies avaient créé une alliance, « The European Clean Hydrogen Alliance » pour promouvoir des projets autour de cette énergie.
N’est-il pas logique que la Commission entretienne des relations avec les grandes industries ?
Certes. Mais les relations sont déséquilibrées, car les alliances qui sont nouées comprennent très peu d’ONG par exemple. Et les liens sont tellement importants qu’ils donnent en fait les clés aux lobbies pour diriger l’Europe. Donc pas étonnant que les politiques européennes fassent passer les intérêts de l’industrie avant tout.
Qu’en est-il des lobbies liés à la guerre ? Aux États-Unis, ils pèsent énormément…
Le lobby de l’armement est très fort au niveau européen ainsi qu’au niveau national en France. En ce moment, cette industrie a clairement le vent en poupe. Parce que son lobby arrive à promouvoir la guerre tout en faisant passer un message tournant autour de la paix et la sécurité. Mais aussi parce qu’il y a une pression pour augmenter les dépenses militaires.
N’oublions pas que Bruxelles est le siège de l’Union européenne, mais aussi de l’OTAN. Or, l’alliance militaire dirigée par les États-Unis exerce un lobbying important sur les décideurs européens.
Avant l’invasion de l’Ukraine, il y avait déjà des pressions importantes de Washington contre l’Allemagne et la construction du gazoduc Nord Stream 2. La guerre a donc été une réelle opportunité pour pousser les intérêts économiques des États-Unis en Europe et la priver du gaz russe. C’est même allé jusqu’à l’explosion des gazoducs tant décriés.
Je ne sais pas si les États-Unis sont derrière, mais en tout cas, quelqu’un l’a fait !
Il existe bien des lobbies qui promeuvent la guerre en Europe et on y trouve des industries de l’armement, de l’énergie et des diplomates américains. Quand cela touche des questions de sécurité nationale, les États eux-mêmes prennent les choses en main. Mais les industries ne sont jamais loin. Et elles font bien leur travail. En Allemagne par exemple, les verts, les socialistes ou encore les démocrates-chrétiens sont tous pour la guerre.
C’est fou ! Il n’y a que l’AFD qui fait du lobbying contre la guerre.
L’AFD est-elle vraiment anti-guerre ?
Elle a ses raisons. Le parti est proche de Moscou. Sa tête de liste aux dernières élections européennes est accusée d’avoir reçu de l’argent russe. Mais son message sur la guerre en Ukraine est très clair : « On a besoin d’une énergie assez rentable, on a besoin du gaz russe ». Donc pour l’AFD, il faut arrêter la guerre pour avoir accès au gaz à un prix raisonnable.
Les partis d’extrême droite se présentent souvent comme anti-système. Entretiennent-ils des relations avec ces lobbies que vous observez ?
Il y a beaucoup de contradictions entre ce que disent les partis d’extrême droite et ce qu’ils font.
Au niveau européen, la majorité est très néolibérale. Donc très proche des multinationales. Du côté de l’extrême droite, il y a parfois des soutiens d’oligarque comme en République tchèque notamment. Mais de manière générale, on voit que cette mouvance est assez pro-business, pro-capital.
De plus, nous avons assisté à une normalisation de nombreux partis d’extrême droite par la Commission et sa présidente, von der Leyen. Il devient donc plus acceptable de discuter avec ces partis. L’exemple de Giorgia Meloni en Italie est assez symptomatique.
Tout cela laisse supposer que les relations entre les lobbies et l’extrême droite vont s’accentuer. Enfin, on assiste à un retour du protectionnisme défendu par ces partis. Et cela va dans le sens de nombreuses multinationales. Il faut s’attendre à un mélange de protectionnisme et de protection du grand capital.
Peut-on vraiment parler de protectionnisme quand on voit que l’importation de GNL sert davantage les intérêts étasuniens qu’européens ?
L’exportation du gaz américain résulte de l’adoption de l’Inflation Reduction Act aux États-Unis en 2022 qui sert clairement les intérêts américains plutôt que ceux de l’Europe. À côté de ça, on attend un rapport de l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, qui veut stimuler la compétitivité.
On sait déjà qu’il préconise l’utilisation des marchés publics pour stimuler les entreprises européennes. De notre côté, nous avions plaidé pour que ces marchés publics et l’utilisation de sous-traitants favorisent par des normes la protection des droits sociaux et des droits des travailleurs.
Mais à mon avis, ce n’est pas ce qui risque d’arriver. Je ne suis pas contre le protectionnisme, mais la Commission va surtout l’utiliser pour aider les grandes multinationales.
Par ailleurs, il faut effectivement se demander ce que cela implique dans une économie globalisée avec des multinationales qui sont présentes aux États-Unis, en Europe et en Asie. Une entreprise championne européenne est-elle encore vraiment européenne aujourd’hui ?
C’est différent en Chine par exemple. On sait que les bénéfices reviennent au pays, que les travailleurs s’y trouvent et qu’il y a un intérêt national derrière une entreprise chinoise. Ça ne passe pas ainsi en Europe, parce que le marché est libéralisé avec des entreprises qui prennent soin d’elles-mêmes, mais pas de leur pays.
Ça explique l’évasion fiscale omniprésente et ces politiques visant à minimiser les coûts en jouant sur les salaires des travailleurs. Il est donc illusoire de penser que nous pourrions avoir des champions européens avec le protectionnisme européen. Les bénéfices à en tirer grossiront juste les poches des plus grandes entreprises.
Vous travaillez au sein de Corporate Europe Observatory (Observatoire de l’Europe industrielle) depuis une dizaine d’années. Quel combat menez-vous ? Et quelles évolutions avez-vous constatées dans le lobbying en Europe ?
Notre objectif est de dévoiler le pouvoir qu’exercent les multinationales en influençant la réglementation à travers le lobbying. En 2014, nous avions obtenu des concessions importantes en matière de transparence. Certes, il n’y avait rien d’obligatoire. Et ce n’est toujours pas le cas. Mais à l’époque, avec Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission, les réunions des commissaires européens ont été rendues accessibles. C’était tout de même une avancée notable, car le néolibéralisme ne va pas de pair avec la transparence.
En effet, la transparence rend responsable : dès qu’un problème est soulevé, il faudrait y répondre. Or, c’est rarement le cas.
Il faut toutefois relativiser cette avancée. Plus de transparence n’a pas conduit à moins de lobbying. Et cette transparence est restée superficielle. En fait, les lobbies ont trouvé d’autres canaux pour exercer leur influence. Cette influence s’est même accrue depuis la crise financière de 2008 et celle du covid.
En effet, les pouvoirs publics ont endossé un rôle différent en intervenant plus avec beaucoup d’argent à redistribuer vers le privé. Si bien qu’un lobbyiste va tout faire pour avoir accès à cet argent.
Les lobbies sont-ils tout puissants ?
Il n’y a clairement pas de volonté politique pour faire appliquer les règles. Mais il y a parfois des prises de position par rapport à certains lobbies. Par exemple, l’industrie du tabac n’a plus accès aux décideurs européens. Un cordon sanitaire a été dressé autour de son lobby, car il est reconnu que cette industrie nuit à la santé et agit contre les intérêts de la population. Si bien qu’on a pu établir une forme de conflit d’intérêts entre les lobbyistes du tabac et les responsables de la santé publique.
Nous militons pour que le même principe soit appliqué à d’autres industries comme le fossile, la chimie ou même le numérique. En juin dernier, l’OMS a publié un rapport expliquant que les industries du tabac, de l’alcool, du fossile et de l’agro-alimentaire avaient tué énormément de personnes à cause de l’influence du lobbying : elles ont empêché des réglementations visant à protéger la santé publique.
En fait, toutes les industries devraient être en dehors des cercles de décision, car il y a toujours d’énormes conflits d’intérêts. Si on ne s’en rend pas compte, on n’arrivera jamais à réglementer pour l’intérêt public. Il faut mettre les lobbyistes dehors, dans tous les domaines.
Comment changer la donne ?
C’est une bataille pour les idées, pour le narratif. Elle ne sera pas gagnée par les décideurs à Bruxelles, mais dans la rue, dans nos communautés, parce que cela a un impact énorme sur nos vies.
Les gens doivent se rendre compte qu’il n’est pas possible de construire une réglementation avec l’industrie. Nous devons exiger que les lobbies soient écartés des prises de décision pour que nous puissions récupérer un système politique démocratique.
Voir en ligne : https://investigaction.net/pascoe-s...