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Bétharram, force d’âme
lundi 14 avril 2025 par Frédéric Lordon

On appelle « amphibologie » une ambiguïté d’origine grammaticale, le plus souvent liée à une incertitude portant sur le découpage syntagmatique. Par exemple : « J’ai vu un chien en vélo » – qu’on peut lire soit comme « [j’ai vu un chien] + [en vélo] », ou bien « [J’ai vu] + [un chien en vélo] ». Un autre exemple : « Ces protagonistes, je ne les connais pas, ma femme non plus ». C’est François Bayrou qui parle.
Comment découper ?
Pour le chien en vélo, on tranchait assez rapidement. Ici, c’est moins clair, c’est du moins ce que suggère un tweet après que Bayrou a nié, avec le talent qu’on sait, avoir jamais entendu parler de quoi que ce soit à Bétharram alors que sa femme y donnait des cours de catéchisme : « Je ne connais pas cette Elisabeth Bayrou, je ne savais même pas que j’étais marié ». On en est là. À un stade où « Je ne connais pas cette Elisabeth Bayrou » est un prolongement cohérent de la kyrielle invraisemblable de mensonges qui précède.
Bayrou donc, et tous les autres à sa suite. À commencer par le petit personnel politique, chargé d’aller défendre l’indéfendable, de nier ou de faire diversion, visiblement sans avoir le moindre scrupule à propos de ce dont ils divertissent. Une mention spéciale, comme d’habitude, pour Elisabeth Borne, qui, sortie après sortie, fait la démonstration d’une humanité à réconforter une porte de garage. Un accessit également pour Juliette Meadel qui voit, elle, la marque indubitable de Trump et Musk dans toute cette affaire – avec probablement la bénédiction de Conspiracy Watch. Tous les autres entonnent « l’instrumentalisation ». Les plus endurcis comme Stéphane Vojetta n’hésitent pas à parler de « pseudo-scandale » – en même temps, c’est la macronie…
Vient ensuite la piétaille journalistique. En rangs serrés. Comme un service intégré de porte-parolat et d’avocat, mais démultiplié. Pas un éditorialiste qui ne se mette en devoir de scrupuleusement régurgiter la bouillie gouvernementale. Il n’est donc question que de LFI et de Mediapart. Il n’y a pas d’affaire Bayrou, juste un cas bien regrettable d’abus sur des enfants, et puis des menées oppositionnelles malveillantes – le vrai scandale si l’on y pense.
Toutes les chaînes d’information continue confirment leur vocation combinée d’officines gouvernementales (tant que c’est la droite au gouvernement, bien sûr) et d’égout à ciel ouvert. À peine sortie de la riviera de Gaza, France Info, décidément très en vue en ce moment, se distingue à nouveau. Renaud Dély ne fait pas un « éditorial », il lit un communiqué – mais avec sincérité. « S’il avait su, Bayrou n’aurait jamais placé ses propres enfants à Bétharram ». Il doit être le quinzième à répéter le même élément. « Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une affaire Bayrou ? » questionne le préposé de service aux relances. « Non, non, Benjamin », bien sûr que non.
On ne pourra donc pas dire qu’on ne savait pas que Bayrou ne savait pas.
Ni Renaud Dély, ni aucun de ceux qui avant lui avaient mâchonné à l’identique l’argument supposément définitif de « ses propres enfants », n’aura sans doute à l’idée la facilité avec laquelle la « preuve d’innocence » peut se retourner en son exact contraire. Que Bayrou ait placé, puis maintenu, sa progéniture dans l’enfer de Bétharram ne prouve rien d’autre que le traitement de faveur dont étaient assurés les gosses de bourgeois. « Les enfants des familles aisées étaient mis à part et protégés », témoigne un ancien élève, qui parle de « tortures physiques et mentales » tout autant que de « violences sexuelles » – pour lui et les autres, qui n’en étaient pas. C’est pourquoi, les enfants de la bourgeoisie protégés, la bourgeoisie peut défendre inconditionnellement les institutions de la bourgeoisie.
De toute façon, ça n’est plus une simple enquête qu’a produite Mediapart : c’est une démonstration, accablante, et surtout irréfutable. Dans n’importe quel pays à minimum de prétention démocratique, l’extravagante grossièreté du mensonge et du déni de Bayrou aurait conduit à sa démission au soir de la première séance des questions au gouvernement.
Pourquoi Bayrou est-il encore là ?
Parce que la clique des éditorialistes, ambianceurs officiels du pays, en a décidé ainsi. Unanimes. Pas un des éditorialistes n’a éditorialisé pour exiger l’évidence, pas un n’a éditorialisé autrement que pour écarter l’évidence. Qu’il n’est pas admissible qu’un notable politique ayant couvert en toute connaissance de cause un scandale, une honte, de ce calibre, demeure à son poste. Le Monde de Xavier Niel, n’y est allé de son bout d’enquête que pour l’abandonner dans les sables, sans en tirer la moindre conséquence politique substantielle – sans doute au nom de la « stabilité » à préserver, comme pour tout le reste. Une fois de plus, la bourgeoisie protège la bourgeoisie.
Il y a moins d’un an, Libé, pour une fois à la hauteur, avait également publié une enquête, considérable, effarante elle aussi, sur « l’affaire de la rue du Bac », terrifiant récit d’Inès Chatin, offerte au viol de 4 à 13 ans par son beau-père à ses « amis » – le gratin du VIIe arrondissement. On y retrouve Claude Imbert, fondateur et directeur du Point, Jean-François Revel, éditorialiste au même, membre de l’Académie française. Quelle couverture cette affaire a-t-elle reçue ? Inexistante ou presque – pas un article dans Le Monde. La bourgeoisie protège la bourgeoisie.
La classe qui s’autorise
Quel est le premier caractère moral de la bourgeoisie ? Elle est la classe qui s’autorise. Et qui est prête à tout pour maintenir ses autorisations. Tout lui est permis. Y compris d’imposer le silence autour de ses autorisations. On ne comprend que par la socialisation des bourgeois de pouvoir entre eux ce mouvement spontané, quasiment réflexe, de leur protection mutuelle, protection d’une sorte de droit naturel, et naturellement intouchable. Quand l’éditorialisme indistinct France-Info/BFM/LCI/etc. exige qu’il n’y ait pas d’affaire Bayrou, il signifie une solidarité de fer – une solidarité de classe.
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