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Le règne des imbéciles
Et la France est concernée...
samedi 7 juin 2025 par Chris Hedges

Les derniers jours des empires moribonds sont marqués par la domination des imbéciles. Les dynasties romaine, maya, française, habsbourgeoise, ottomane, romanov, iranienne et soviétique se sont effondrées sous le poids de la stupidité de leurs dirigeants décadents et déconnectés de la réalité, qui ont pillé leurs nations et se sont retirés dans des chambres d’écho où réalité et fiction deviennent indissociables.
Donald Trump et les bouffons flagorneurs de son administration sont les versions modernes du règne de l’empereur romain Néron, qui consacrait des dépenses publiques colossales à la quête de pouvoirs magiques, de l’empereur chinois Qin Shi Huang, qui finançait des expéditions successives vers une île mythique peuplée d’immortels afin de ramener une potion qui lui donnerait la vie éternelle, et d’une cour tsariste incompétente qui passait son temps à lire les tarots et à assister à des séances de spiritisme alors que la Russie était décimée par une guerre qui avait fait plus de deux millions de morts et que la révolution couvait dans les rues.
Dans “Hitler et les Allemands”, le philosophe politique Eric Voegelin rejette l’idée selon laquelle Hitler, doué pour la rhétorique et l’opportunisme politique, mais peu instruit et vulgaire, aurait hypnotisé et séduit le peuple allemand. Selon lui, les Allemands ont soutenu Hitler et les “figures grotesques et marginales” dont il s’entourait parce qu’il incarnait les pathologies d’une société malade, en proie à l’effondrement économique et au désespoir.
Voegelin définit la stupidité comme un “déni de réalité”. Le déni de réalité signifie que quelqu’un de “stupide” est incapable “d’orienter correctement ses actes dans le monde où il vit”. Le démagogue, qui est toujours un idiot, n’est pas un monstre ou une mutation sociale. Le démagogue exprime l’esprit du temps, le détachement collectif de la société d’un monde rationnel factuel et vérifiable.
Ces imbéciles, qui promettent de restaurer la gloire et le pouvoir perdus, ne créent rien. Ils ne font que détruire. Ils accélèrent l’effondrement. Dotés d’une intelligence limitée, dépourvus de toute morale, totalement incompétents et animés d’une rage contre les élites établies qui, selon eux, les ont méprisés et rejetés, ils transforment le monde en une aire de jeux pour escrocs, arnaqueurs et mégalomanes. Ils font la guerre aux universités, bannissent la recherche scientifique, colportent des théories à l’eau de rose sur les vaccins pour étendre la surveillance de masse et le partage des données, dépouillent les résidents légaux de leurs droits et dotent d’un pouvoir illimité des armées de voyous, à l’image de ce qu’est devenu l’ICE (Immigration and Customs Enforcement), afin de répandre la peur et garantir la passivité.
La réalité, qu’il s’agisse de la crise climatique ou de la paupérisation de la classe ouvrière, n’a aucune emprise sur leurs fantasmes. Plus la situation empire, plus ils deviennent idiots.
Hannah Arendt attribue cette “inconscience” collective à une société prête à adhérer au mal radical. Prête à tout pour échapper à la torpeur et à la désespérance où elle et ses enfants sont enlisés, une population trahie est conditionnée à exploiter tout ce qui l’entoure dans une course effrénée vers le progrès. Les individus deviennent des objets, reflétant la cruauté de la classe dirigeante.
Une société en proie au désordre et au chaos, comme le souligne Voegelin, glorifie ces individus moralement dégénérés, rusés, manipulateurs, fourbes et violents. Dans une société libre et démocratique, ces traits de caractère sont méprisés et criminalisés. Ceux qui les incarnent sont condamnés et traités d’imbéciles. “Un homme [ou une femme] qui se comporte ainsi”, note Voegelin, “sera ostracisé par la société”.
Mais les normes sociales, culturelles et morales d’une société malade sont inversées. L’honnêteté, la confiance et le sacrifice de soi, caractéristiques d’une société libre, sont tournés en dérision. Ce sont des valeurs préjudiciables à la survie d’une société malade.
Lorsqu’une société, comme le note Platon, renonce au bien commun, elle déchaîne toujours des pulsions amorales – violence, cupidité et exploitation sexuelle – et favorise la pensée magique, thème central de mon livre “Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle” [L’empire de l’illusion : la fin du savoir et le triomphe du spectacle].
Ces régimes moribonds ne sont doués que pour offrir du spectacle. Ces jeux du cirque, comme le défilé militaire à 40 millions de dollars organisé par Trump pour son anniversaire, le 14 juin, sur le site de Gettysburg, divertissent la population en détresse.
La disneyfication de l’Amérique, terre de bonheur éternel et d’attitudes positives, où tout est possible, n’est là que pour masquer la cruauté de la stagnation économique et des inégalités sociales. La population est conditionnée par la culture dominante, axée sur la marchandisation du sexe, les divertissements triviaux et stupides et les représentations graphiques de la violence, à se rendre responsable de ses échecs.
Søren Kierkegaard, à propos de l’“époque actuelle”, met en garde contre la volonté de l’État moderne d’éradiquer la conscience et de façonner et manipuler les individus pour en faire un “public” docile et endoctriné. Ce public n’est pas réel. Il s’agit, comme l’écrit Kierkegaard, d’une “abstraction monstrueuse, un tout qui n’est rien, juste un mirage”.
En bref, nous sommes devenus un troupeau, “des individus irréels qui ne sont et ne peuvent jamais s’unir en une situation ou une organisation réelle, mais sont néanmoins liés entre eux pour former un tout”.
Ceux qui s’interrogent sur la société, ceux qui dénoncent la corruption de la classe dirigeante sont qualifiés de rêveurs, de marginaux ou de traîtres. Mais selon la définition grecque de la polis, eux seuls peuvent être considérés comme des citoyens.
Thomas Paine a écrit qu’un gouvernement despotique est une moisissure qui se développe sur une société civile corrompue. C’est ce qui est arrivé aux sociétés du passé. C’est ce qui nous est arrivé.
Il est tentant de personnifier la décadence, comme si se débarrasser de Trump pouvait nous ramener à la raison et à la sobriété. Mais la pourriture et la corruption ont ruiné toutes nos institutions démocratiques, qui ne fonctionnent que dans la forme, pas dans le fond. Le consentement des gouvernés n’est qu’une farce cruelle.
Le Congrès est un club à la solde des milliardaires et des grandes entreprises. Les tribunaux sont les appendices des entreprises et des riches. Les médias sont la caisse de résonance des élites, dont certaines n’apprécient pas Trump, mais dont aucune ne prône les réformes sociales et politiques qui pourraient nous sauver du despotisme.
La question n’est pas le despotisme en soi, mais l’apparence que nous lui donnons.
L’historien Ramsay MacMullen, dans “Corruption and the Decline of Rome”, écrit que ce qui a détruit l’Empire romain, c’est “la dérive et la mauvaise orientation du pouvoir gouvernemental”. Le pouvoir est devenu un moyen de servir des intérêts privés. Ce détournement de sa mission prive le gouvernement de tout pouvoir, du moins en tant qu’institution apte à répondre aux besoins et à protéger les droits des citoyens. En ce sens, notre gouvernement est impuissant. Il est l’instrument des entreprises, des banques, de l’industrie de la guerre et des oligarques. Il se cannibalise pour concentrer les richesses au sommet.
“Le déclin de Rome fut la conséquence naturelle et inévitable d’une grandeur démesurée” écrit Edward Gibbon.
- “La prospérité a accéléré le principe de décadence. Les causes de la destruction se sont multipliées avec l’étendue des conquêtes, et dès que le temps ou le hasard a détruit les soutiens artificiels, l’édifice prodigieux s’est effondré sous son propre poids. L’origine de la ruine est simple et évidente : au lieu de nous demander pourquoi l’Empire romain a été détruit, nous devrions plutôt nous étonner qu’il ait survécu aussi longtemps”.
L’empereur romain Commode, comme Trump, était fasciné par sa propre vanité. Il a commandé des statues de lui-même en Hercule et ne s’intéressait guère à la gouvernance. Il se prenait pour une star de l’arène, organisant des combats de gladiateurs où il était couronné vainqueur et tuant des lions à l’arc. L’empire — qu’il rebaptisa Colonia Commodiana (la Colonie de Commode) — était un moyen d’assouvir son narcissisme sans limites et sa soif de richesse. Il vendait des fonctions publiques comme Trump vend des grâces et des faveurs à ceux qui investissent dans ses cryptomonnaies ou font des dons à son comité d’investiture ou à sa bibliothèque présidentielle.
Finalement, les conseillers de l’empereur organisèrent son assassinat dans son bain par un lutteur professionnel après qu’il ait annoncé son intention d’assumer la fonction de consul déguisé en gladiateur. Mais son assassinat n’a pas suffi à enrayer le déclin. Commode fut remplacé par le réformateur Pertinax, assassiné trois mois plus tard. Les gardes prétoriens vendirent aux enchères la fonction d’empereur. L’empereur suivant, Didius Julianus, ne régna que 66 jours. Cinq empereurs se sont succédés en 193 après J.-C., l’année qui suivit l’assassinat de Commode.
Tout comme l’Empire romain tardif, notre république n’est plus.
Nos droits constitutionnels - procédure régulière, habeas corpus, vie privée, liberté du travail, élections équitables et dissidence - nous ont été confisqués par des décrets judiciaires et législatifs. De ces droits, il ne reste que le nom. Le gouffre béant entre les prétendues valeurs de notre fausse démocratie et la réalité réduit jusqu’à l’absurde notre discours politique, les mots que nous utilisons pour nous décrire, et qualifier notre système politique.
Walter Benjamin a écrit en 1940, à mesure qu’enflait le fascisme européen et que planait l’ombre de la guerre mondiale :
-* “Une peinture de Klee intitulée Angelus Novus représente un ange semblant s’éloigner de quelque chose qu’il contemple fixement. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est entrouverte, ses ailes sont déployées. C’est ainsi que l’on représente l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous discernons un enchaînement d’événements, il ne voit qu’un unique cataclysme accumulant les destructions et les amassant devant lui. L’ange voudrait retenir le temps, réveiller les morts et rassembler les fragments brisés. Mais une tempête souffle du paradis avec une telle violence qu’elle se prend dans ses ailes et l’empêche de les refermer. La tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que l’amoncellement de dévastation grandit devant lui et s’élève vers le ciel. Cette tempête, c’est ce que nous nommons le progrès”.
Notre décadence, notre ignorance et notre déni collectif de la réalité sont le fruit d’un long processus. La constante érosion de nos droits, en particulier notre droit de vote, la transformation des organes de l’État en instruments d’exploitation, la paupérisation des cols bleus et de la classe moyenne, les mensonges saturant nos ondes, la dégradation du système éducatif public, les guerres interminables et vaines, la dette publique vertigineuse, l’effondrement de nos infrastructures sont les signes avant-coureurs de la fin de tous les empires.
Et Trump le pyromane se charge de nous divertir pendant le naufrage.
Traduit par Spirit of Free Speech
Voir en ligne : https://ssofidelis.substack.com/p/l...