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La russophobie, chez les Français, ne va pas de soi !

jeudi 7 mai 2020 par Philippe Arnaud

L’article de Guy Laron, en pages 8 et 9 du Monde diplomatique, traite de la russophobie. Toutefois, il la traite essentiellement du point de vue britannique (et, marginalement, étasunien). J’ai donc voulu savoir ce qu’il en était du sentiment des Français : ceux-ci ont-ils un passé russophobe ? Et si oui, qu’est-ce qui justifierait ce sentiment ?

En effet, la russophobie, chez les Français, ne va pas de soi. On peut la comprendre (ou l’expliquer), par exemple, chez les Turcs, les Suédois ou les Polonais qui, depuis les débuts de l’époque moderne (disons le XVIe siècle) furent souvent en conflit avec les Russes, puissance montante et voisine, voire eurent à souffrir de leurs empiétements ou de leur domination (par exemple, pour les Polonais, de 1792 à 1918 !). Il faut aussi se souvenir que ces peuples avaient, jadis, des armées de taille à se mesurer avec celles des Russes - ou, du moins, d’y faire autre chose que de la figuration.

Mais qu’en est-il de la France ?

1.

Jusqu’au XVIIIe siècle inclus, Français et Russes n’eurent guère de raisons de se heurter : la France ne s’opposait, jusque là, qu’à ses voisins : les Espagnols, les Habsbourg d’Autriche ou les Anglais (comme lors des guerres de Louis XIV)... et la Russie n’était pas limitrophe de la France ! La France ne fut l’adversaire de la Russie, pour la première fois, qu’au cours de la guerre de Succession de Pologne (1733-1738). Or, lors de ce conflit, les Français n’affrontèrent les Russes que sur le lointain théâtre de Dantzig, l’énorme majorité des batailles livrées par les Français n’ayant lieu qu’avec les Autrichiens.

La deuxième grande guerre du XVIIIe siècle (l’histoire militaire de ce siècle s’étale entre les guerres de Louis XIV, qui s’achevèrent en 1714, et celles de la Révolution et de l’Empire, qui durèrent de 1792 à 1815), fut la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748). Au cours de cette guerre, la Russie se trouva dans le camp de l’Autriche, donc opposée à la France, mais, là encore, la France n’affronta pour ainsi dire que les Anglais et les Autrichiens.

Enfin, la guerre de Sept ans, troisième guerre du siècle, et par ailleurs la plus âpre - la première guerre mondiale, selon Edmond Dziembowski (1756-1763)(1) -, vit la France et la Russie dans le camp de l’Autriche, opposées à la Prusse et à l’Angleterre. Il n’y avait donc pas de quoi susciter, en France, un sentiment anti-russe d’autant plus qu’il n’existait pas, pour l’un ou pour l’autre pays, d’enjeu territorial (quelle province frontalière, quelle colonie lointaine auraient-ils eu à se disputer ?), pas d’affrontement "idéologique" - comme le soutien à un "camp" religieux contre l’adversaire.

Enfin, les deux premières de ces guerres ne furent que dynastiques et sur des champs de bataille situés hors de France. Rien donc de nature à susciter des élans populaires et des passions homicides, comme lors des guerres de religion, et, plus tard, des guerres de la Révolution.

2.

Tout changea durant les guerres de la Révolution et de l’Empire, premières guerres proprement idéologiques. Certes, comme le dit André Fugier, la tsarine Catherine II espérait que l’Europe anéantisse la "canaille jacobine" [1], mais ce ne fut pas avant la Deuxième coalition, en septembre 1799, que les Russes intervinrent contre la France, et encore, seulement en Suisse. Et là aussi, l’affrontement dura peu, car les Russes furent vite battus par Masséna et se retirèrent.

Les combats entre Français et Russes furent donc trop brefs et trop périphériques pour susciter un sentiment anti-russe dans la population. D’ailleurs, si une telle hostilité s’était manifestée, n’aurait-elle pas plutôt pris pour cible l’ensemble des coalisés - en tant que soutiens du retour à l’Ancien Régime ?

3.

Lors de la Troisième coalition, qui se termina par la victoire d’Austerlitz, ce fut la France qui alla chercher les Russes en Moravie. Même chose pour la Quatrième Coalition, où Napoléon affronta les Russes dans les localités d’Eylau et de Friedland, situées l’une et l’autre, aujourd’hui, dans l’oblast de Kaliningrad, c’est-à-dire en Russie. Et, bien entendu, lors de la campagne de Russie, de juin à décembre 1812, le pays qui prit l’initiative des opérations et envahit l’autre, ce fut la France.

Quant aux campagne de Saxe (d’avril à octobre 1813) et de France (au début de 1814) qui virent de nouveau les armées russes parmi les coalisés, elles ne furent que la conséquence de la campagne de Russie. Enfin, lors de la Septième coalition - ou Campagne des Cent jours - qui s’acheva à Waterloo, ce furent les seuls Anglais et Prussiens qui vinrent à bout des Français.

Conclusion partielle 1, à la fin des guerres de l’Empire : lors des guerres de la Révolution et de l’Empire, l’engagement des Russes n’apparut pas tel qu’il eût pu susciter, parmi les Français, un sentiment d’hostilité. D’abord, les Russes agirent la plupart du temps au sein de coalitions (sauf durant la campagne de Russie), mais furent moins constamment ennemis de la France que les Anglais ou les Autrichiens, et ne participèrent ni à la Première ni à la Septième coalition.

4.

Au début du XIXe siècle, les Français progressistes (ou "libéraux", ou "républicains"... ou ce qu’il en restait) auraient pu en vouloir à la Russie du fait que son souverain, Nicolas Ier, fut à l’origine de la Sainte-Alliance, dont l’objet était de se prémunir contre le retour des révolutions, dont la France avait montré le "périlleux" exemple.

Sauf que cette Sainte-Alliance fut dissoute de fait à la mort de Nicolas Ier, en 1825, que la réaction contre-révolutionnaire fut davantage incarnée, jusqu’en 1848, par Metternich, principal ministre autrichien, et que la France de la Restauration (sous le gouvernement de Louis XVIII), participa elle-même, en 1823, en Espagne, à l’écrasement d’un mouvement insurrectionnel.

A l’inverse, toutefois, dans la France philhellène des années 1820, la participation de la Russie à la bataille de Navarin, en 1827, qui, en anéantissant la flotte turque, contribua à l’indépendance grecque, aurait pu jouer, dans l’opinion française en faveur de la Russie [enfin, parmi le petit nombre de Français qui s’intéressait à la question...].

5.

Pour la partie du XIXe siècle, qui s’étend jusqu’au Second empire, la russophobie aurait pu se diffuser, du fait que la Russie - malgré la dissolution de la Sainte-Alliance - apparut comme la puissance réprimant les mouvements nationaux, notamment en Pologne et en Hongrie. On se souvient du scandale provoqué, en 1831, par le mot du général Sébastiani, ministre français des Affaires étrangères, après l’écrasement de la révolution polonaise : "l’ordre règne à Varsovie".

Ou, à l’inverse, de l’apostrophe lancée en 1867 au tsar Alexandre II, en visite à l’Exposition universelle de Paris, par le député Floquet, après la répression, par ce tsar, de la révolution polonaise de 1861-1864 : "Vive la Pologne, Monsieur !". Enfin, les Français auraient pu se souvenir que la Russie, en 1849, aida l’empereur d’Autriche à écraser la révolution hongroise. [Mais, en 1849, on imagine que les Français, davantage marqués par l’écrasement des Journées de juin 1848, avaient d’autres sujets de préoccupation...].

6.

Reste, évidemment, la guerre de Crimée (1853-1856) qui vit la France porter la guerre loin de chez elle, en Russie, aux côtés du Royaume-Uni et de l’empire ottoman, alors qu’elle n’avait pas été, initialement, attaquée par cette même Russie. Cette guerre coûta à la France 92 000 morts, plus du fait du choléra que des balles russes, et fut menée au seul bénéfice stratégique des Anglais (qui bloquèrent la flotte russe dans la mer Noire et empêchèrent la Russie de vassaliser la Turquie) au prix, pour eux de... 22 000 morts.

Et lors du traité de Paris, qui mit fin à la guerre, si les Français manifestèrent leur joie, ce ne fut pas pour fêter la victoire sur un ennemi détesté mais pour se réjouir de la fin d’un conflit qui, sans aucun profit pour la France (sauf à enrichir l’onomastique parisienne : pont de l’Alma, boulevard de Sébastopol, Malakoff...), leur avait coûté cher en vies humaines.

Conclusion partielle 2, jusqu’à la fin du second Empire et aux débuts de la IIIe République (soit, de facto, dès 1870), les Français n’eurent pas de raison d’en vouloir spécifiquement à la Russie, comme ils auraient pu en vouloir à l’Angleterre - qui leur avait pris des territoires outre-mer et avait balayé leur flotte des océans. Ou à l’Autriche - qui apparaissait comme la "prison des peuples", notamment du peuple italien, comme en témoigna la guerre de 1859 (Magenta et Solférino).

7.

Après la guerre de 70, pour la France - et pendant 43 ans -, l’ennemi fut l’Allemagne. Dans cette configuration, quel rôle joua la Russie ? Elle joua le rôle que lui assigna Bismarck jusqu’à sa chute en 1890 : celui d’une puissance empêchée de s’allier avec la France, pour éviter à l’Allemagne une guerre sur deux fronts. Le système dura plus de 20 ans, jusqu’à ce que Guillaume II, le nouvel empereur, y mît fin et que la France (notamment en souscrivant largement aux emprunts russes), finît par détacher la Russie de l’alliance allemande.

Désormais, la Russie fut un allié de poids (quoique la guerre russo-japonaise de 1904-1905 eût tempéré l’optimisme des Français quant à ses capacités militaires) qui permit une alliance de revers face à l’Allemagne, alliance qui avait tant fait défaut à la France en 1870. Et cette alliance fonctionna puisque ce fut (entre autres raisons) le transfert de deux corps d’armée allemands du front de l’ouest au front de l’est qui, en août-septembre 1914, contribua à la victoire de la Marne.

8.

Tout changea de nouveau avec la Révolution d’Octobre, en novembre 1917, qui vit à la fois la naissance d’un régime inédit (le régime bolchevique), et, ipso facto, la renaissance de l’épouvantail de la Révolution, et le retrait de la Russie du rang des belligérants, privant ainsi la France d’un allié de poids. Du coup, l’opinion de droite eut deux raisons d’en vouloir au nouveau régime : d’abord pour sa "défection" en pleine lutte (d’autant plus que le traité de Brest-Litovsk fut signé à l’époque de la seconde bataille de la Marne, laquelle débuta de façon critique pour les alliés). Et ensuite pour la création d’un régime hostile aux classes possédantes.

Désormais, ce furent les Bolcheviques qui prirent le relais des Jacobins jadis tant haïs. Et, pour les conservateurs français, ce nouveau régime raviva les horreurs de la Commune.

9.

Désormais, les termes "Russie" et "Révolution" furent synonymes dans l’esprit des Français, ce qui suscita, dans l’opinion publique française, un clivage radical : de l’admiration et de la dévotion de la part du Parti communiste, de l’hostilité, si ce n’est de la haine, de la part de tous les autres partis, et bien entendu encore plus de ceux de droite, les deux courants adverses s’entretenant l’un l’autre. Et l’hostilité des dirigeants français à l’égard du nouveau régime se marqua de plusieurs manières :

  • - Par l’aide aux armées blanches sur divers fronts, notamment en mer Noire (lors de la guerre civile russe), fin 1918-début 1919, ou aux Polonais, lors de la guerre russo-polonaise (1919-1921) par l’envoi d’une mission militaire d’instruction (mission à laquelle prit part le capitaine de Gaulle), enfin, par la contribution, avec l’armée roumaine, à l’écrasement de la République des conseils de Béla Kun, en Hongrie, au printemps-été 1919.

Conclusion partielle 3, à la fin de la guerre civile russe : désormais, même si, en 1924, la France, sous le Cartel des gauches, reconnut de jure l’URSS, l’attitude de ses dirigeants n’en fut pas moins équivoque à l’égard de ce pays.

En effet, même si la France considérait toujours l’Allemagne comme la principale menace (les premiers projets de la future ligne Maginot datent du milieu des années 1920), elle fit comme si elle espérait que l’URSS et l’Allemagne se saignent à blanc et qu’elle n’eût plus (avec l’Angleterre) qu’à ramasser les morceaux. D’où une série de comportements douteux à l’égard de l’URSS, parmi lesquels :

  • - Le refus d’aider la République espagnole contre les franquistes à l’été 1936, l’abandon de la Tchécoslovaquie à Hitler en septembre 1938, le refus des propositions d’alliance de Staline, la complaisance envers les Polonais qui refusaient de laisser l’Armée rouge traverser leur pays pour secourir la Tchécoslovaquie. La crainte de l’Allemagne était contrebalancée par une crainte non moins forte de l’URSS - ce qui, en grande partie, expliqua le pacte germano-soviétique d’août 1939.

10.

Pendant la guerre, les Français à l’écoute de la radio anglaise suivirent les péripéties de la guerre. Et, à l’époque, ces Français savaient que la défaite de l’Allemagne nazie n’avait pas été consommée à El-Alamein, à Monte Cassino ou sur les plages de Normandie, mais de façon bien plus décisive, à Moscou, à Stalingrad, à Koursk, à Leningrad, et ailleurs en URSS. L’armée allemande perdit les deux tiers de ses effectifs face à l’Armée rouge.

Et l’opinion française ne s’y trompa pas : à un sondage effectué en mai 1945 pour savoir quelle nation avait le plus contribué à la défaite de l’Allemagne, les Français répondirent à 57 % l’URSS, à 20 % les États-Unis et à 12 % le Royaume-Uni. [Le même sondage, effectué en 2015, donna à 61 % les États-Unis, à 9 % le Royaume-Uni et... à 8 % l’URSS].

Et, il y a quelques années, une femme avait même laissé échapper, devant moi, un lapsus révélateur : "Heureusement que les Américains ont débarqué en Normandie, pour nous délivrer... des Soviétiques" !

Que s’était-il donc passé en 70 ans, qui explique ce revirement ?

11.

Ce qui s’était passé, ce fut d’abord une épuration mal menée, qui épargna les collaborateurs les plus adroits, les plus chanceux, ou ceux qui avaient le plus d’appuis. Puis qui furent "recyclés" notamment au CNPF (prédécesseur du MEDEF) et au MRP (Mouvement Républicain Populaire, que les communistes surnommèrent Mouvement à Ramasser les Pétainistes) et qui reprirent du service dans la politique ou la haute administration.

Puis les débuts de la guerre froide, le départ du général de Gaulle du gouvernement, l’exclusion des communistes, l’échec des grandes grèves de 1947, la guerre d’Indochine, le blocus de Berlin en 1948 et la création de l’OTAN en 1949.

Il y eut aussi, jusqu’en 1958, le bipartisme SFIO-MRP dans les gouvernements de la IVe République, qui engagea la France dans une politique résolument atlantiste. Et - le dernier mais pas le moindre - les accords Blum-Byrnes, signés en 1946, et qui favorisèrent la diffusion du cinéma américain en France, donc la popularisation de "l’American way of life", et des manières de penser y afférentes.

12.

Un des premiers points par où se manifesta la russophobie - ou l’antisoviétisme - fut la présentation tendancieuse de la Seconde Guerre mondiale. Tout se passait comme si certaines "élites" françaises fussent dépitées qu’un peuple "supérieur" comme le peuple allemand (qui avait fourni Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Leibniz, Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, Gauss, Cantor, Dedekind, Hilbert, Planck, Einstein, Mommsen, Albert le Grand...) eût été vaincu par un peuple de primitifs, de moujiks, de semi-asiates : le nom "Russe", en français, n’est-il pas, d’ailleurs, fort malencontreusement, paronyme de "rustre" et de "fruste" ?

Cette propension à dévaloriser la victoire soviétique se manifesta d’abord par l’insistance sur le pacte germano-soviétique, qui permettait de ranger dans le même sac "communisme" et nazisme et de faire porter au premier l’opprobre du second. Ensuite sur la guerre à l’Est, vue moins comme une victoire soviétique que comme une défaite allemande.

Et, de fait, lorsque cette défaite ne fut pas attribuée à des éléments extérieurs (l’immensité des plaines russes, le froid glacial, la "raspoutitsa" (dégel transformant les terrains en mers de boue où s’enlisaient les véhicules), elle fut imputée à des causes dépréciatives pour les Russes : leurs masses insensibles aux pertes, le mépris des vies humaines de Staline, le fanatisme, la terreur exercée par le NKVD sur les militaires, l’influence des commissaires politiques, etc.

Autre cause dépréciative  : les livraisons d’armes effectuées par les Américains au titre de la loi Prêt-bail. Comme si, privés de ces livraisons, les Soviétiques en eussent été réduits à se battre avec des arcs et des flèches... Alors que les armes américaines ne représentèrent qu’une part minime des armes utilisées par les Soviétiques, que le gros des livraisons n’intervint qu’après Stalingrad et qu’un homme comme Truman (futur président) se demandait cyniquement "si nous voyons que l’Allemagne gagne, nous devons aider la Russie, mais si c’est la Russie qui gagne, nous devons aider l’Allemagne afin qu’ils s’entre-tuent au maximum" . [Comme le rapporte le Manuel d’histoire critique du Monde diplomatique, p. 67].

13.

Rarement on évoqua les causes positives qui expliquèrent la victoire soviétique : le patriotisme, l’abnégation, la prévoyance (qui fit déménager à temps derrière l’Oural les industries d’armement), la planification et l’efficacité industrielles qui permirent de sortir d’énormes quantités d’armes de toutes sortes, une stratégie supérieure à celle des Allemands, un service de renseignement hors pair (l’Orchestre rouge, par exemple), une guerre populaire omniprésente sur les arrières des Allemands et des armements mieux adaptés au climat et aux conditions du champ de bataille que ceux des Allemands, parfois trop sophistiqués et trop gourmands en carburant, donc tombant souvent en panne.

14.

L’antisoviétisme, la russophobie, en France, se sont nourris de l’anticommunisme (tout comme, entre 1789, dans l’Europe coalisée, la haine de la France et la haine des classes populaires s’étaient alimentées l’une l’autre). Il courait d’ailleurs une comparaison dans la presse de droite au temps de la guerre froide : on y lisait que "le listing de paye de l’Éducation nationale française était le deuxième plus long du monde après celui de l’Armée rouge" !

Si la comparaison était absurde - car portant sur des institutions hétérogènes - son message était clair : "Pendant que les bataillons de l’Armée rouge se préparent à fondre sur l’Europe, les bataillons endoctrinés de l’Éducation nationale - nouvelle Cinquième colonne - préparent "nos" enfants (avec "nos" impôts !) à mettre "crosse en l’air" et à capituler devant les "Rouges". Les épouvantails de l’Armée rouge, du Parti communiste et de la C.G.T. marchaient main dans la main : en mai 1968, comme en mai 1981, certains, à droite, ne voyaient-ils pas déjà les chars soviétiques défiler sur les Champs-Élysées ?

15.

Cet antisoviétisme, durant toute la guerre froide, se nourrit d’une propagande lancinante sur les capacités fantasmées de l’Armée rouge, dont les casernes, en R.D.A. n’étaient, selon le général de Gaulle, qu’à deux étapes du tour de France des frontières françaises. Et les journaux regorgeaient de chiffres plus faramineux les uns que les autres, sur les divisions de l’Armée rouge, sur les innombrables chars d’assaut, canons et autres orgues de Staline.

Il me souvient qu’au service militaire, un lieutenant (d’ailleurs appelé comme nous) nous affirmait que si tous les chars soviétiques étaient mis l’un derrière l’autre, ils formeraient une file allant de Brest à Strasbourg. D’aucuns envisageaient même benoîtement que, 48 heures après avoir franchi le Rhin (car, évidemment, dans leurs fantasmes, c’étaient toujours les Soviétiques qui attaquaient...) les tankistes soviétiques tremperaient leurs fanions dans le golfe du Morbihan...

16.

Ce qui est étrange, c’est que ce sentiment ait perduré après la disparition de l’URSS, son éclatement et son subséquent naufrage économique. Du jour au lendemain, le 26 décembre 1991, l’État successeur, la Russie, passa de 22 millions de km² à 17 millions et de 293 millions d’habitants à 146 millions. Il perdit près de 24 % de sa superficie (et avec elle nombre de ressources minérales, énergétiques et agricoles) et 50 % de sa population. Il perdit aussi la plupart de ses côtes "utiles", en Baltique et en mer Noire.

Pour se représenter cela à l’échelle de la France métropolitaine, c’est comme si notre pays était amputé des régions PACA et Occitanie, plus des départements des Pyrénées-Atlantiques, des Landes et de la Gironde et qu’il n’eût plus que 32 millions d’habitants, soit moins que la Pologne. Et si la France avait la même densité que la Russie, elle aurait 4,7 millions d’habitants, c’est-à-dire moins de 60 % de celle de la Suisse... Comment, dans le monde d’aujourd’hui, les Russes ne se sentiraient-ils pas en insécurité ?

17.

Or, malgré l’implosion de l’URSS, malgré la dissolution du pacte de Varsovie, malgré la chute de la production soviétique, malgré la grave crise morale consécutive (marquée par un recul des naissances, une hausse des décès et l’expansion de l’alcoolisme), malgré le pillage des cerveaux du pays, les Occidentaux ne cessèrent de se montrer agressifs, et le furent sous trois modalités :

17.1.

Par le maintien de l’OTAN (alors que cette alliance était censée répondre à un "péril militaire" soviétique - qui n’exista d’ailleurs jamais) et son extension aux anciens pays du pacte de Varsovie et à certaines des anciennes républiques fédérées (Lituanie, Lettonie, Estonie) et les velléités d’y inclure l’Ukraine et la Géorgie, en violation de la parole donnée à Mikhaïl Gorbatchev. Qu’auraient dit les Américains si les Soviétiques, ayant gagné la guerre froide, avaient étendu le pacte de Varsovie à l’Europe occidentale, au Canada, au Maine, au New Hampshire et au Vermont ?

17.2.

Par le soutien, via des ONG crypto-gouvernementales étasuniennes, à des révolutions colorées dans des pays périphériques de la Russie, afin d’en détacher ces pays : après le mouvement Otpor en Serbie en 2000, qui mit fin au pouvoir de Slobodan Milosevic, la révolution des Roses en Géorgie en 2003, la révolution orange en Ukraine en 2004, la révolution des tulipes au Kirghizistan en 2005...

17.3.

Par l’intervention armée des États-Unis et/ou de l’OTAN dans des pays périphériques de l’URSS ou ayant été ses anciens alliés : contre l’Irak en 1991 et en 2003, contre la République serbe de Bosnie en 1995, contre la République fédérale de Yougoslavie en 1998-99, contre l’Afghanistan en 2001. Et un peu plus loin et un peu plus tard, contre la Libye, en 2011, en dupant la Russie sur la portée et l’ampleur de l’intervention occidentale.

Conclusion 4 : résumé des siècles précédents.

- La russophobie est tout à la fois la modalité d’un sentiment plus général de peur à l’égard d’une puissance étrangère (ayant en l’occurrence pour objet la Russie), mais aussi un sentiment qui se conjugue avec une division politique du pays. Par exemple, l’hispanophobie qui régna, en France, parmi les classes dirigeantes et les protestants, des années 1585 à 1635. Cette hispanophobie avait pour aliment, d’abord la peur (côté protestant) de se voir imposer un catholicisme contre-réformateur dur (celui des rois d’Espagne, celui de l’Inquisition).

Mais il avait aussi comme moteur la hantise, (côté dirigeants), de se voir encerclé par les possessions du roi d’Espagne (du côté de l’Espagne, de l’Italie, de la Franche-Comté et des Pays-Bas du sud - l’actuelle Belgique). Ce qui motiva la politique de Richelieu et l’engagement progressif de la France dans la guerre de Trente ans.

- La russophobie ne semble apparaître, en France, qu’au XIXe siècle, et encore dans les petits cercles libéraux d’intellectuels qui considéraient le régime des tsars comme un oppresseur des nations (de la Pologne surtout, et, temporairement, de la Hongrie). Ce sentiment changea à partir de l’alliance franco-russe en 1892 et se mua en une russophilie qui dura jusqu’en 1917.

- Ce sentiment réapparut, en France, après 1918, le triomphe de la révolution bolchevique en Russie et la création du Parti communiste français au congrès de Tours en 1920, et dura pratiquement jusqu’à la disparition de l’URSS en 1991. Mais il partit d’une vision idéologique opposée à celle de la russophobie de 1892 et fut bien davantage répandu : en dehors du Parti communiste, il toucha pratiquement toutes les franges de l’opinion et, par passion partisane, s’alimenta de l’attachement du P.C. pour l’URSS.

Conclusion générale.

L’étrangeté, c’est qu’après la disparition de l’URSS en 1991, la Russie, bien qu’elle ne représente plus un contre-modèle idéologique et politique, et encore moins une menace militaire (qu’au demeurant elle ne fut déjà pas durant la guerre froide), n’en continue pas moins, pour une part du personnel politique et des médias français, à être présentée comme une menace militaire et subversive.

C’est d’autant plus étrange que la France, à la différence du Royaume-Uni, n’avait - et n’a toujours pas - de motifs de litige avec la Russie. Jadis, la France n’avait aucune raison d’empêcher ce pays d’accéder à la Méditerranée via les "Détroits" (c’est-à-dire le Bosphore et les Dardanelles), ou de se se tailler un dominion en Afghanistan, au nord de l’empire des Indes et à la limite de l’empire russe, puisque la France n’avait d’intérêt ou de possession dans aucune de ces régions du monde.
Et, après 1945, la France n’avait pas de raison d’adopter la politique de "containment" des États-Unis à l’égard de l’URSS., et pouvait fort bien adopter une politique autonome (ce qu’elle fit, d’ailleurs, avec le général de Gaulle).

A cet égard, la russophobie, en France, en dehors de son aspect idéologique (qui n’est plus pertinent depuis 1991), semble plutôt être le fait de ceux que René Rémond appelait les "orléanistes", et qu’on retrouve, à droite, au MRP et chez les centristes, et aujourd’hui chez les macronistes... et les socio-démocrates.

Une caractéristique de cette droite orléaniste est son anglophilie, qui a marqué la politique extérieure française dès les lendemains de Waterloo. Il est d’ailleurs révélateur qu’au XIXe siècle les trois monarques chassés par une révolution (Charles X en 1830, Louis-Philippe en 1848, Eugénie en 1870 - Napoléon III, pour sa part, ayant déjà été fait prisonnier à Sedan), se réfugièrent tous en Angleterre.

Napoléon III d’ailleurs, y mourut et son fils se fit tuer, quelques années plus tard, par les Zoulous... sous l’uniforme de l’armée britannique. Et, pendant longtemps, la politique extérieure française suivit celle du Foreign Office. Aristide Briand avait d’ailleurs coutume de dire : "La France et l’Angleterre doivent être unies comme le cheval et son cavalier". Puis il marquait une pause et ajoutait : "...l’essentiel est de ne pas être le cheval". Avec cette pause, Briand nous disait qui, dans son esprit, tenait le rôle du cheval...

Depuis 1945, et depuis que les États-Unis ont pris le relais d’un Royaume-Uni en déclin, ces orléanistes sont devenus américanophiles (il fallait bien changer de cavalier...), mais aussi europhiles, libéraux (dans tous les sens du terme) et avides de se fondre dans des organisations internationales rattachées à l’Occident (Union européenne, OTAN, OCDE...). Ce courant est souvent issu des rangs de la Démocratie chrétienne.

La russophilie, à l’inverse, semble plus répandue parmi ceux que René Rémond (et, à sa suite, Gilles Richard) appelle les bonapartistes : gaullistes, Rassemblement National, UPR, tenants de Philippe Seguin, de Philippe de Villiers ou de Nicolas Dupont-Aignan. On les désigne aujourd’hui davantage sous le nom de souverainistes de droite, pour les distinguer des souverainistes de gauche comme les chevènementistes (et, peut-être, aussi les adhérents de LFI ou du PC).

Les russophiles, en 2020 s’insèrent dans une lignée de dirigeants et de théoriciens politiques français qui, depuis les débuts de l’État moderne, au XVIe siècle, placèrent les intérêts du pays au-dessus des solidarités de civilisation avec les autres européens et nord-américains. Et dont on peut suivre les traces à travers quelques exemples :

- François Ier, qui, bien que Roi Très Chrétien, s’allia à "l’Infidèle" Soliman, pour faire pièce à Charles Quint, roi d’Espagne et Empereur,

- Les Politiques qui, dans la dernière partie des guerres de religion - et bien que bons catholiques - penchèrent néanmoins pour accepter le roi huguenot Henri de Navarre comme roi de France contre le candidat de la Ligue.

- Les cardinaux Richelieu et Mazarin, qui tout prélats de l’Église catholique, apostolique et romaine qu’ils fussent, ne s’en allièrent pas moins aux hérétiques de la Suède, des Provinces-Unies et d’autres États allemands "parpaillots" pour contrer le roi d’Espagne et l’Empereur, catholiques comme eux.

- Et, bien entendu, le général de Gaulle, homme de droite, et tous ceux qui, à sa suite, prirent leurs distances avec les États-Unis, par exemple Giscard d’Estaing en décidant d’aller aux Jeux olympiques de Moscou en 1980, ou Jacques Chirac en refusant de participer à la guerre d’Irak de 2003.

Un signe du décalage de la France par rapport à ses voisins tient à ce que, depuis la création de l’OTAN en 1949, pas une seule fois un Français ne fut nommé secrétaire général de cette institution internationale.

Et je rapproche cette exception d’une autre : depuis la création de la Compagnie de Jésus, en 1540, pas une seule fois un Français ne fut élu supérieur général de cet ordre religieux à vocation internationale. Mais, dans ces deux institutions, à ces postes, on trouve, en commun, des Italiens, des Espagnols, des Belges, des Hollandais et des Allemands...

Aujourd’hui, la France semble être "rentrée dans le rang", après sa participation aux guerres de Yougoslavie, sa réintégration dans l’OTAN sous Nicolas Sarkozy, ses sanctions contre la Russie après la crise ukrainienne de 2014, et son "suivisme" des États-Unis par exemple dans la reconnaissance du putschiste Juan Guaido comme président du Venezuela.

Mais pour combien de temps ?


La chronique des médias ci-dessus diffère des chroniques habituelles, elle prend pour point de départ... un article du Monde diplomatique de ce mois ["Petite histoire de la russophobie"] non pour le critiquer mais pour envisager le sujet sous un autre angle. J’espère que les lecteurs - et, notamment, l’auteur de l’article d’origine, si cette chronique lui tombe sous les yeux - ne m’en voudront pas de l’outrecuidance...


[1André Fugier, Histoire des relations internationales, Tome IV, Hachette, 1954, page 46.

   

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