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« Deuxième lettre sur Algérie : Alexis de Tocqueville »

mardi 7 juin 2022 par Alexis de Tocqueville

Une édition électronique réalisée à partir de la deuxième lettre sur l’Algérie publiée en 1837. La première lettre portait sur l’histoire antérieure de l’Algérie.

De retour de son voyage en Amérique en 1831, Alexis de Tocqueville (1805-1859) est séduit par l’aventure colonialiste dans laquelle la France vient de se lancer en Algérie... Mais, selon l’auteur du fameux De la démocratie en Amérique, la conquête est menée au mépris des spécificités du pays - dont les Français ignorent tout : saccage par l’armée, destruction des structures administratives, anarchie politique... " Il ne suffit pas pour pouvoir gouverner une nation de l’avoir vaincue ". Lucide quant aux erreurs commises et aux difficultés de la " pacification ", Tocqueville plaide cependant pour l’entreprise civilisatrice que constitue le colonialisme. Avec sa Seconde Lettre sur l’Algérie (1837), il livre une précieuse analyse de la société algérienne face à la colonisation. Son Rapport parlementaire (1847) revient sur la réalité des travaux menés sur place par l’administration française.

Je suppose, Monsieur, pour un moment que l’Empereur de la Chine, débarquant en France à la tête d’une puissance armée, se rende maître de nos plus grandes villes et de notre capitale. Et qu’après avoir anéanti tous les registres publics avant même de s’être donné la peine de les lire, détruit ou dispersé toutes les administrations sans s’être enquis de leurs attributions diverses, il s’empare enfin de tous les fonctionnaires depuis le chef du gouvernement jusqu’aux gardes-champêtres, des pairs, des députés et en général de toute la classe dirigeante ; et qu’il les déporte tous à la fois dans quelque contrée lointaine.

Ne pensez-vous pas que ce grand prince, malgré sa puis­sante armée, ses forteresses et ses trésors, se trouvera bientôt fort embarrassé Pour admi­nis­trer le pays conquis ; que ses nouveaux sujets, privés de tous ceux qui me­naient ou pouvaient mener les affaires, seront incapables de se gouverner eux-mêmes, tandis que lui, qui, venant des antipodes, ne connaît ni la religion, ni la langue, ni les lois, ni les habitudes, ni les usages administratifs du pays, et qui a pris soin d’éloigner tous ceux qui auraient pu l’en instruire, sera hors d’état de les diriger.

Vous n’aurez donc pas de peine à prévoir, Monsieur, que si les parties de la France qui sont matériellement occupées par le vainqueur lui obéiront, le reste du pays sera bientôt livré à une immense anarchie.

Vous allez voir, Monsieur, que nous avons fait en Algérie précisément ce que je supposais que l’Empereur de la Chine ferait en France.

Quoique la côte d’Afrique ne soit séparée de la Provence que par 160 lieues de mer environ, qu’il se publie chaque année en Europe la relation de plusieurs milliers de voyages dans toutes les parties du monde, qu’on y étudie assidûment toutes les langues de l’Antiquité qu’on ne parle plus et plusieurs des langues vivantes qu’on n’a jamais l’occasion de parler, on ne saurait cependant se figurer l’ignorance profonde dans laquelle on était, il n’y a pas plus de sept ans en France, sur tout ce qui pouvait concerner l’Algérie : on n’avait aucune idée claire des différentes races qui l’habitent ni de leurs mœurs, on ne savait pas un mot des langues que ces peuples parlent ; le pays même, ses ressources, ses rivières, ses villes, son climat étaient ignorés ; on eût dit que toute l’épaisseur du globe se trouvait entre lui et nous. On savait même si peu ce qui se rapporte à la guerre, qui cependant était la grande affaire du moment, que nos généraux se figuraient devoir être attaqués par une cavalerie analogue à celle des mameluks d’Égypte, tandis que nos principaux adversaires, les Turcs d’Alger, n’ont jamais combattu qu’à pied. C’est dans cette ignorance de toutes choses que nous mîmes à la voile, ce qui ne nous empêcha pas de vaincre, car sur un champ de bataille la victoire est au plus brave et au plus fort et non au plus savant.

Mais, après le combat, nous ne tardâmes pas a voir qu’il ne suffit pas pour pouvoir gouverner une nation de l’avoir vaincue.

Vous vous rappelez, Monsieur, ce que je vous ai dit précédemment que tout le gouvernement civil et militaire de la Régence était dans les mains des Turcs. A peine étions-nous maîtres d’Alger, que nous nous hâtâmes de réunir tous les Turcs sans en oublier un seul, depuis le Dey jusqu’au dernier soldat de sa milice et nous transportâ­mes cette foule sur la côte d’Asie. Afin de mieux faire disparaître les vesti­ges de la domination ennemie, nous avions eu soin précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits, registres administratifs, pièces authentiques ou autres, qui auraient pu perpétuer la trace de ce qui s’était fait avant nous. La conquête fut une nouvelle ère, et de peur de mêler d’une façon irrationnelle le passé au présent, nous détruisîmes même un grand nombre des rues d’Alger, afin de les rebâtir suivant notre méthode, et nous donnâmes des noms français à toutes celles que nous consen­tions à laisser subsister. Je pense, en vérité, Monsieur, que les Chinois dont je parlais plus haut n’auraient pu mieux faire.

Que résulta-t-il de tout ceci ? Vous le devinez sans peine.

Le gouvernement turc possédait à Alger un grand nombre de maisons et dans la plaine une multitude de domaines ; mais ses titres de propriété avaient disparu dans le naufrage universel de l’ancien ordre de choses. Il se trouva que l’administration fran­çaise, ne sachant ni ce qui lui appartenait ni ce qui était resté en la légitime possession des vaincus, manqua de tout ou se crut réduite à s’emparer au hasard de ce dont elle avait besoin, au mépris du droit et des droits.

Le gouvernement turc touchait paisiblement le produit de certains impôts que par ignorance nous ne pûmes lever à sa place, et il nous fallut tirer l’argent dont nous avions besoin de France ou l’extorquer à nos malheureux sujets avec des façons beaucoup plus turques qu’aucune de celles dont les Turcs se fussent jamais servis.

Si notre ignorance fit ainsi que le gouvernement français devint irrégulier et oppres­seur dans Alger, elle rendit tout gouvernement impossible au dehors.

Les Français avaient renvoyé les caïds des outans en Asie. Ils ignoraient absolu­ment le nom, la composition et l’usage de cette milice arabe qui faisait auxiliairement la police et levait l’impôt sous les Turcs, et qu’on nommait, comme je l’ai dit, la cavalerie du Marzem. Ils n’avaient aucune idée de la division des tribus, et de la division des rangs dans les tribus. Ils ignoraient ce que c’était que l’aristocratie mili­taire des spahis, et, quant aux marabouts, ils ont été fort longtemps à savoir, quand on en parlait, s’il s’agissait d’un tombeau ou d’un homme.

Les Français ne savaient aucune de ces choses et, pour dire la vérité, ils ne s’in­quié­tèrent guère de les apprendre.

A la place d’une administration qu’ils avaient détruite jusque dans ses racines, ils imaginèrent de substituer, dans les districts que nous occupions militairement, l’admi­nistration française.

Essayez, Monsieur, je vous prie, de vous figurer ces agiles et indomptables en­fants du désert enlacés au milieu des mille formalités de notre bureaucratie et forcés de se soumettre aux lenteurs, à la régularité, aux écritures et aux minuties de notre centralisation. On ne conserva de l’ancien gouvernement du pays que l’usage du yatagan et du bâton comme moyens de police. Tout le reste devint français.

Ceci s’appliquait aux villes et aux tribus qui les touchent. Quant au reste des habitants de la Régence, on n’entreprit pas même de les administrer. Après avoir détruit leur gouvernement, on ne leur en donna aucun autre.

Je sortirais du cadre que je me suis tracé si j’entreprenais de faire l’histoire de ce qui s’est passé depuis sept ans en Afrique. Je veux seulement mettre le lecteur en état de le comprendre.

Depuis trois cents ans que les Arabes qui habitent l’Algérie étaient soumis aux Turcs, ils avaient entièrement perdu l’habitude de se gouverner eux-mêmes. Les principaux d’entre eux avaient été écartés des affaires générales par la jalousie des dominateurs ; le marabout était descendu de son coursier pour monter sur un âne. Le gouvernement turc était un détestable gouvernement, mais enfin il maintenait un certain ordre et, bien qu’il autorisât tacitement les guerres des tribus entre elles, il réprimait le vol et assurait les routes. Il était de plus le seul lien qui existait entre les peuplades diverses, le centre où venaient aboutir tant de rayons divergents.

Le gouvernement turc détruit, sans que rien le remplaçât, le pays qui ne pouvait pas encore se diriger lui-même, tomba dans une effroyable anarchie. Toutes les tribus se précipitèrent les unes sur les autres dans une immense confusion, le brigandage s’organisa de toutes parts. L’ombre même de la justice disparut et chacun eut recours à la force.

Ceci s’applique aux Arabes.

Quant aux Cabyles, comme ils étaient à peu près indépendants des Turcs, la chute des Turcs ne produisit que peu d’effets sur eux. Ils restèrent vis-à-vis des nouveaux maîtres dans une habitude à peu près analogue à celle qu’ils avaient prise vis-à-vis des anciens. Seulement ils devinrent encore plus inabordables, la haine naturelle qu’ils avaient des étrangers venant à se combiner avec l’horreur religieuse qu’ils éprouvaient pour les chrétiens dont la langue, les lois et les mœurs leur étaient inconnues.

Les hommes se soumettent quelquefois à la honte, à la tyrannie, à la conquête, mais ils ne souffrent jamais longtemps l’anarchie. Il n’est point de peuple si barbare qu’il échappe à cette loi générale de l’humanité.

Quand les Arabes, que nous cherchions souvent à vaincre et à soumettre, mais jamais à gouverner, se furent livrés quelque temps à l’enivrement sauvage que l’indépendance individuelle fait naître, ils commencèrent à chercher instinctivement à refaire ce que les Français avaient détruit. On vit paraître successivement au milieu d’eux des hommes entreprenants et ambitieux. De grands talents se révélèrent dans quelques-uns de leurs chefs, et la multitude commença à s’attacher à certains noms comme à des symboles d’ordre.

Les Turcs avaient éloigné l’aristocratie religieuse des Arabes de l’usage des armes et de la direction des affaires publiques. Les Turcs détruits, on la vit presque aussitôt redevenir guerrière et gouvernante. L’effet le plus rapide et le plus certain de notre conquête fut de rendre aux marabouts l’existence politique qu’ils avaient perdue. Ils reprirent le cimeterre de Mahomet pour combattre les infidèles et ils ne tardèrent pas à s’en servir pour gouverner leurs concitoyens : ceci est un grand fait et qui doit fixer l’attention de tous ceux qui s’occupent de l’Algérie.

Nous avons laissé renaître l’aristocratie nationale des Arabes, il ne nous reste plus qu’à nous en servir.

A l’ouest de la province d’Alger, près des frontières de l’empire du Maroc, était fixée depuis longtemps une famille de marabouts très célèbre. Elle descendait de Mahomet lui-même, et son nom était vénéré dans toute la Régence. Au moment où les Français prirent possession du pays, le chef de cette famille était un vieillard appelé Mahiddin. A l’illustration de la naissance, Mahiddin joignit l’avantage d’avoir été à la Mecque et de s’être longtemps et énergiquement opposé aux exactions des Turcs. Sa sainteté était en grand honneur et son habileté connue. Lorsque les tribus des environs commencèrent à sentir ce malaise insupportable que cause aux hommes l’absence du pouvoir, elles vinrent trouver Mahiddin et lui proposèrent de prendre la direction de leurs affaires. Le vieillard les réunit toutes dans une grande plaine ; là, il leur dit qu’à son âge il fallait s’occuper du ciel et non de la terre, qu’il refusait leur offre, mais qu’il les priait de reporter leur suffrage sur un de ses plus jeunes fils qu’il leur montra. Il énuméra longuement les titres de celui-ci a gouverner ses compatriotes : sa piété précoce, son pèlerinage aux Lieux Saints, sa descendance du Prophète ; il fit connaître plusieurs indices frappants dont le ciel s’était servi pour le désigner au milieu de ses frères et il prouva que toutes les anciennes prophéties qui annonçaient un libérateur aux Arabes s’appliquaient manifestement à lui. Les tribus proclamèrent d’un commun accord le fils de Mahiddin émir-el-mouminin, c’est-à-dire chef des croyants.

Ce jeune homme qui n’avait alors que vingt-cinq ans et était d’une chétive apparence s’appelait Abd-el-Kader.

Telle est l’origine de ce chef singulier : l’anarchie fit naître son pouvoir, l’anarchie l’a développé sans cesse et, avec la grâce de Dieu et la Nôtre, après lui avoir livré la province d’Oran et celle de Tittery, elle mettra entre ses mains Constantine et le rendra bien plus puissant que ne le fut jamais le gouvernement turc qu’il remplace.

Tandis que ces choses se passaient à l’Ouest de la Régence, l’Est offrait un autre spectacle.

A l’époque où les Français prirent Alger, la province de Constantine était gouvernée par un bey nommé Achmet. Ce bey contrairement à tous les usages était coulougli, c’est-à-dire fils d’un Turc et d’une Arabe. Ce fut un hasard singulièrement heureux qui lui permit, après la prise d’Alger, de se soutenir d’abord dans Constantine avec l’appui des compatriotes de son père et plus tard de fonder son pouvoir sur les tribus environnantes à l’aide des parents et des amis de sa mère.

Tandis que tout le reste de la Régence abandonnée par les Turcs et non occupée par les Français tombait dans le plus grand désordre, une certaine forme de gouverne­ment se maintenait donc dans la province de Constantine et Achmet par son courage, sa cruauté, son énergie, y fondait l’empire assez solide que nous cherchons à restreindre ou à détruire aujourd’hui.

Ainsi donc, au moment où nous parlons, trois puissances sont en présence sur le sol de l’Algérie :

A Alger et sur divers points de la côte, sont les Français ; à l’Ouest et au Sud une population arabe qui après trois cents ans se réveille et marche sous un chef national ; à l’Est, un reste du gouvernement turc, représenté par Achmet, ruisseau qui coule encore après que la source a tari et qui ne tardera pas à tarir lui-même ou à se perdre dans le grand fleuve de la nationalité arabe. Entre ces trois puissances et comme enveloppées de toutes parts par elles, se rencontre une multitude de petites peuplades cabyles, qui échappent également à toutes les influences et se jouent de tous les gouvernements.

Il serait superflu de rechercher longuement ce que les Français eussent dû faire à l’époque de la conquête.

On peut dire seulement en peu de mots qu’il fallait d’abord se mettre simplement, et autant que notre civilisation le permet, à la place des vaincus ; que, loin de vouloir en commençant substituer nos usages administratifs aux leurs, il fallait pour un temps y plier les nôtres, conserver les délimitations politiques, prendre à notre solde les agents du gouvernement déchu, admettre ses traditions et garder ses usages. Au lieu de transporter les Turcs sur la côte d’Asie, il est évident qu’on devait conserver avec soin le plus grand nombre d’entre eux ; privés de leurs chefs, incapables de gouverner par eux-mêmes et craignant le ressentiment de leurs anciens sujets, ceux-là n’auraient pas tardé à devenir nos intermédiaires les plus utiles et nos amis les plus zélés, ainsi que l’ont été les coulouglis qui tenaient cependant de bien plus près aux Arabes que les Turcs et qui pourtant ont presque toujours mieux aimé se jeter dans nos bras que dans les leurs. Quand une fois nous aurions connu la langue, les préjugés et les usages des Arabes, après avoir hérité du respect que les hommes portent toujours à un gouvernement établi, il nous eût été loisible de revenir peu à peu à nos usages et de franciser le pays autour de nous.

Mais aujourd’hui que les fautes sont irrévocablement commises, que reste-t-il à faire ? Et quelles espérances raisonnables doit-on concevoir ?

Distinguons d’abord avec soin les deux grandes races dont nous avons parlé plus haut, les Cabyles et les Arabes.

Quant aux Cabyles, il est visible qu’il ne saurait être question de conquérir leur pays ou de le coloniser : leurs montagnes sont, quant à présent, impénétrables à nos armées et l’humeur inhospitalière des habitants ne laisse aucune sécurité à l’Européen isolé qui voudrait aller paisiblement s’y créer un asile.

Le pays des Cabyles nous est fermé, mais l’âme des Cabyles nous est ouverte et il ne nous est pas impossible d’y pénétrer.

J’ai dit précédemment que le Cabyle était plus positif, moins croyant, infiniment moins enthousiaste que l’Arabe. Chez les Cabyles l’individu est presque tout, la société presque rien, et ils sont aussi éloignés de se plier uniformément aux lois d’un seul gouvernement pris dans leur sein que d’adopter le nôtre.

La grande passion du Cabyle est l’amour des jouissances matérielles, et c’est par là qu’on peut et qu’on doit le saisir.

Quoique les Cabyles nous laissent beaucoup moins pénétrer chez eux que les Arabes, ils se montrent beaucoup moins enclins à nous faire la guerre. Et lors même que quelques-uns d’entre eux prennent contre nous les armes, les autres ne laissent point de fréquenter nos marchés et de venir nous louer leurs services. La cause de cela est qu’ils ont déjà découvert le profit matériel qu’ils peuvent tirer de notre voisinage. Ils trouvent fort avantageux de venir nous vendre leurs denrées et acheter celles des nôtres qui peuvent convenir à l’espèce de civilisation qu’ils possèdent. Et, quoiqu’ils ne soient pas encore en état de se procurer notre bien-être, il est déjà facile de voir qu’ils l’admirent et qu’ils trouveraient fort doux d’en jouir.

Il est évident que c’est par nos arts et non par nos armes qu’il s’agit de dompter de pareils hommes.

S’il continue à s’établir entre les Cabyles et nous des rapports fréquents et paisibles ; que les premiers n’aient point à redouter notre ambition et rencontrent parmi nous une législation simple, claire et sûre qui les protège, il est certain que bientôt ils redouteront plus la guerre que nous-mêmes et que cet attrait presque invincible qui attire les sauvages vers l’homme civilisé du moment où ils ne craignent pas pour leur liberté se fera sentir. On verra alors les mœurs et les idées des Cabyles se modifier sans qu’ils s’en aperçoivent, et les barrières qui nous ferment leur pays tomberont d’elles-mêmes.

Le rôle que nous avons a jouer vis-à-vis des Arabes est plus compliqué et plus difficile :

Les Arabes ne sont pas fixés solidement au sol et leur âme est bien plus mobile encore que leurs demeures. Quoiqu’ils soient passionnément attachés à leur liberté, ils prisent un gouvernement fort et ils aiment à former une grande nation. Et, quoiqu’ils se montrent fort sensuels, les jouissances immatérielles ont un grand prix à leurs yeux, et à chaque instant l’imagination les enlève vers quelque bien idéal qu’elle leur découvre.

Avec les Cabyles il faut s’occuper surtout des questions d’équité civile et commerciale, avec les Arabes de questions politiques et religieuses.

Il y a un certain nombre de tribus arabes qui peuvent et qui doivent être dès à présent gouvernées directement par nous et un grand nombre sur lesquelles nous ne devons, quant à présent, vouloir obtenir qu’une influence indirecte.

Au bout de trois cents ans le pouvoir des Turcs ne s’était établi que très incomplè­tement sur les tribus éloignées des villes. Les Turcs cependant étaient mahométans comme les Arabes, ils avaient des habitudes analogues aux leurs et ils étaient parvenus à écarter des affaires l’aristocratie religieuse. Il est aisé de voir que n’ayant point pour nous aucun de ces avantages et étant en butte à des difficultés beaucoup plus grandes, nous ne pouvons espérer d’obtenir sur ces tribus la puissance qu’avaient acquise les Turcs ni même d’en approcher. Sur ce point notre immense supériorité militaire nous est presque inutile. Elle nous permet de vaincre, mais non de retenir sous nos lois des populations nomades s’enfonçant au besoin dans des déserts où nous ne pouvons les suivre, nous laissant nous-mêmes au milieu d’un désert où nous ne saurions subsister.

Tout l’objet de nos soins présents doit être de vivre en paix avec ceux des Arabes que nous n’avons pas l’espérance actuelle de pouvoir gouverner, et de les organiser de la manière la moins dangereuse à nos progrès futurs.

L’anarchie des Arabes, qui est si funeste à ces peuples, nous est fort nuisible à nous-mêmes, car n’ayant ni la volonté ni le pouvoir de les soumettre tout a coup par nos armes, nous ne pouvons espérer agir sur eux qu’à la longue par le contact de nos idées et de nos arts ; ce qui ne peut avoir lieu qu’autant que la paix et un certain ordre régneront chez eux. L’anarchie d’ailleurs qui pousse les tribus les unes sur les autres, les précipite sans cesse sur nous et ôte à nos frontières toute sécurité.

Nous avons donc un grand intérêt à recréer un gouvernement chez ces peuples et il n’est peut-être pas impossible d’arriver à ce que ce gouvernement dépende en partie de nous.

Aujourd’hui que le sceptre vient d’échapper des mains qui le tenaient depuis trois siècles, personne n’a un droit incontestable à gouverner ni de chance probable de fonder d’ici à longtemps un pouvoir incontesté. Toutes les puissances qui vont s’éta­blir en Afrique seront donc chancelantes, et si notre appui est donné avec fermeté, avec justice et avec durée, les nouveaux souverains seront sans cesse portés à y avoir recours. Ils dépendront donc de nous en partie.

On doit viser avant tout à ce que ces Arabes indépendants s’habituent à nous voir nous mêler de leurs affaires intérieures et se familiarisent avec nous. Car il faut bien s’imaginer qu’un peuple puissant et civilisé comme le nôtre exerce par le seul fait de la supériorité de ses lumières une influence presque invincible sur de petites peupla­des à peu près barbares ; et que, pour forcer celles-ci à s’incorporer à lui, il lui suffit de pouvoir établir des rapports durables avec elles.

Mais si nous avons intérêt à créer un gouvernement chez les Arabes de la Régence, nous avons un intérêt bien plus visible à ne point y laisser établir un seul gou­vernant. Car alors le péril serait fort supérieur à l’avantage. Il nous importe beau­coup sans doute de ne pas laisser les Arabes livrés à l’anarchie, mais il nous importe encore plus de ne pas nous exposer à les voir rangés tous en même temps contre nous.

C’est sous ce point de vue que le dernier traité avec Abd-el-Kader et l’expédition projetée à Constantine sont de nature à exciter quelques craintes.

Rien de plus désirable que d’établir et de régulariser la puissance du nouvel émir dans la province d’Oran où son pouvoir était déjà fondé. Mais le traité lui concède en outre le gouvernement du beylik de Tittery et je ne puis m’empêcher de croire que l’expédition qui se prépare aura pour résultat final de lui livrer la plus grande partie de la province de Constantine.

On peut être assuré qu’au degré de puissance où Abd-el-Kader est parvenu, toutes les populations arabes qui se trouveront sans chef viendront d’elles-mêmes à lui. Il est donc imprudent de détruire ou même d’ébranler les pouvoirs arabes indépendants d’Abd-el-Kader ; il faudrait bien plutôt songer à en susciter qui n’existent pas encore. Or, si notre expédition de Constantine réussit, comme il y a tout lieu de le croire, elle ne pourra guère avoir pour résultat que de détruire Achmet sans mettre rien à sa place. Nous renverserons le coulougli et nous ne pourrons lui succéder ni lui donner un successeur arabe. Notre victoire livrera donc les tribus qui sont soumises à Achmet à une indépendance dont elles ne tarderont pas longtemps à aller faire le sacrifice dans les mains de l’émir qui les avoisine. Nous ferons l’anarchie et l’anarchie fera la puissance d’Abd-el-Kader.

Voilà du moins ce qu’on peut entrevoir de loin et dans l’ignorance où nous som­mes des détails.

Ce qu’il est permis d’affirmer dès à présent avec certitude, c’est que nous ne pouvons souffrir que toutes les tribus arabes de la Régence reconnaissent jamais le même chef. C’est déjà beaucoup trop peu de deux. Notre sécurité présente, et le soin de notre avenir, exigeraient qu’il y en eût trois ou quatre au moins.

Indépendamment des tribus sur lesquelles il est de notre intérêt de ne chercher à exercer, quant à présent, qu’une influence indirecte, il y a une partie assez considé­rable du pays que notre sécurité aussi bien que notre honneur nous obligent à conserver sous notre puissance immédiate et à gouverner sans intermédiaire.

Là se trouvent une population française et une population arabe à faire vivre paisiblement dans les mêmes lieux. La difficulté est grande. Je suis bien loin pourtant de la croire insurmontable.

Je ne prétends pas entrer ici, Monsieur, avec vous dans le détail des moyens dont on pourrait se servir pour atteindre ce but. Il me suffit d’indiquer en gros ce qui me parait être la condition principale du succès.

Il est évident pour moi que nous ne réussirons jamais si nous entreprenons de soumettre nos nouveaux sujets de l’Algérie aux formes de l’administration française.

On ne fait point impunément du nouveau en fait de coutumes politiques. Nous sommes plus éclairés et plus forts que les Arabes, c’est à nous de nous plier d’abord jusqu’à un certain point à leurs habitudes et à leurs préjugés. En Algérie comme ailleurs, la grande affaire d’un gouvernement nouveau n’est pas de créer ce qui n’exis­te point, mais d’utiliser ce qui est. Les Arabes vivaient en tribus il y a deux mille ans dans le Yémen ; ils ont traversé toute l’Afrique et ont envahi l’Espagne en tribus, ils vivent encore de la même manière de nos jours. L’organisation par tribus, qui est la plus tenace de toutes les institutions humaines, ne saurait donc leur être enlevée d’ici à longtemps sans bouleverser tous leurs sentiments et toutes leurs idées. Les Arabes nomment eux-mêmes leurs chefs, il faut leur conserver ce privilège. Ils ont une aristocratie militaire et religieuse, il ne faut point chercher à la détruire, mais à s’en emparer et à en prendre une partie à notre solde ainsi que le faisaient les Turcs. Non seulement il est utile de tirer parti des coutumes politiques des Arabes, mais il est nécessaire de ne modifier que peu à peu les règles de leur droit civil. Car vous saurez, Monsieur, que la plupart de ces règles sont tracées dans le Coran de telle sorte que chez les Musulmans la loi civile et [la loi] religieuse se confondent sans cesse.

Il faut bien prendre garde surtout de nous livrer en Algérie à ce goût de l’unifor­mité qui nous tourmente et penser qu’à des êtres dissemblables il serait aussi dangereux qu’absurde d’appliquer la même législation. Lors de la chute de l’empire d’Occident, on a vu régner en même temps des lois barbares auxquelles le Barbare était soumis et des lois romaines que le Romain suivait.

Cet exemple est bon à imiter, c’est ainsi seulement qu’on peut espérer de traverser sans périr l’époque de transition qui s’écoule avant que deux peuples différents de civilisation puissent arriver à se fondre dans un seul tout.

Lorsque des Français et des Arabes habitent le même district, il faut donc se résou­dre à appliquer à chacun d’eux la législation qu’il peut comprendre et qu’il a appris à respecter. Que le chef politique soit commun aux deux races, mais que pendant longtemps tout le reste diffère, la fusion viendra plus tard d’elle-même.

Il serait bien nécessaire aussi que la législation qui régit les Français en Afrique ne restât pas exactement la même que celle qui est en vigueur en France. Un peuple naissant ne peut point supporter les mêmes gênes administratives qu’un vieux peuple, et les mêmes formalités lentes et multipliées qui garantissent quelquefois la sécurité du second empêchent le premier de se développer et presque de naître.

Nous avons besoin en Afrique autant qu’en France, et plus qu’en France, des garanties essentielles à l’homme qui vit en société ; il n’y a pas de pays où il soit plus nécessaire de fonder la liberté individuelle, le respect de la propriété, la garantie de tous les droits que dans une colonie. Mais d’une autre part une colonie a besoin d’une administration plus simple, plus expéditive et plus indépendante du pouvoir central que celles qui dirigent les provinces continentales de l’empire.

Il faut donc retenir avec soin en Algérie la substance de notre état politique, mais ne pas tenir trop superstitieusement à sa forme ; et montrer plus de respect pour l’esprit que pour la lettre. Ceux qui ont visité l’Algérie prétendent que le contraire s’y remarque : ils disent qu’on y observe avec un soin scrupuleux les moindres méthodes administratives de la mère patrie et qu’on y oublie souvent les grands principes qui servent de base à nos lois. En agissant ainsi on peut espérer de multiplier les fonctionnaires publics, mais non les colons.

J’imagine, Monsieur, que maintenant que j’approche du terme de cette trop longue lettre, vous êtes tenté de me demander quelles sont, après tout, mes espérances sur l’avenir de notre nouvelle colonie.

Cet avenir me paraît être dans nos mains, et je vous dirai sincèrement qu’avec du temps, de la persévérance, de l’habileté et de la justice, je ne doute pas que nous ne puissions élever sur la côte d’Afrique un grand monument à la gloire de notre patrie.

Je vous ai dit, Monsieur, en commençant que les Arabes étaient tout à la fois pasteurs et cultivateurs, et que, bien qu’ils possédassent toutes les parties du sol, ils n’en cultivaient jamais qu’une très faible partie. La population arabe est donc fort clairsemée, elle occupe beaucoup plus de terrain qu’elle n’en peut ensemencer tous les ans. La conséquence de ceci est que les Arabes vendent aisément et à bas prix la terre et qu’une population étrangère peut sans peine s’établir à côté d’eux sans qu’ils en souffrent.

Vous comprenez dès lors, Monsieur, comment il est facile aux Français plus riches et plus industrieux que les Arabes d’occuper sans violence une grande partie du sol et de s’introduire paisiblement et en grand nombre jusqu’au sein des tribus qui les environnent. Il est facile de prévoir un temps prochain où les deux races seront entremêlées de cette manière sur beaucoup de points de la Régence.

Mais ce n’est point assez pour les Français de se placer à côté des Arabes, s’ils ne parviennent pas à établir avec eux un lien durable et à former enfin des deux races un seul peuple.

Tout ce que j’ai appris de l’Algérie me porte à croire que cet événement n’est point aussi chimérique que bien des gens le supposent.

Le gros des Arabes conserve encore une foi fort vive dans la religion de Mahomet ; cependant il est aisé de voir dans cette portion du territoire musulman, comme dans toutes les autres, que les croyances religieuses perdent sans cesse de leur vigueur et deviennent de plus en plus impuissantes à lutter contre les intérêts de ce monde. Quoique la religion ait joué un grand rôle dans les guerres qu’on nous a faites jusqu’à présent en Afrique et qu’elle ait servi de prétexte aux marabouts pour reprendre les armes, on peut dire qu’elle n’a été que la cause secondaire à laquelle ces guerres doivent être attribuées. On nous a attaqués bien plus comme des étrangers et des conquérants que comme des chrétiens et l’ambition des chefs plus que la foi des peuples a mis les armes à la main contre nous. Toutes les fois que le patriotisme ou l’ambition n’entraîne point contre nous les Arabes, l’expérience a montré que la religion ne les empêche pas de devenir nos plus zélés auxiliaires, et, sous notre drapeau, ils font une aussi rude guerre à leurs coreligionnaires que ceux-ci nous la font à nous-mêmes.

Il est donc permis de croire que si nous prouvons de plus en plus que sous notre domination ou dans notre voisinage l’islamisme n’est point en danger, les passions religieuses achèveront de s’éteindre et que nous n’aurons en Afrique que des ennemis politiques.

On aurait également tort de penser que les habitudes civiles des Arabes les rendent incapables de se plier à une vie commune avec nous.

En Espagne, les Arabes étaient sédentaires et agriculteurs ; dans les environs des villes de l’Algérie, il y a un grand nombre d’entre eux qui bâtissent des maisons et s’adonnent sérieusement à l’agriculture. Les Arabes ne sont donc pas naturellement et forcément pasteurs. Il est vrai qu’à mesure qu’on s’avance vers le désert, on voit disparaître les maisons et s’élever la tente. Mais c’est qu’à mesure qu’on s’éloigne des côtes la sûreté des propriétés et des personnes diminue et que, pour un peuple qui craint pour son existence et sa liberté, il n’y a rien de plus convenable que la vie nomade. Je vois bien que les Arabes aiment mieux errer en plein air que de rester exposés à la tyrannie d’un maître, mais tout m’indique que s’ils pouvaient être libres, respectés et sédentaires, ils ne tarderaient pas à se fixer. Je ne doute point qu’ils ne prissent bientôt notre genre de vie si nous leur donnions un intérêt durable à le faire.

Rien enfin dans les faits connus ne m’indique qu’il y ait incompatibilité d’humeur entre les Arabes et nous. Je vois au contraire, qu’en temps de paix, les deux races s’en­tre­mêlent sans peine et qu’à mesure qu’elles se connaissent mieux, elles se rappro­chent.

Tous les jours les Français conçoivent des notions plus claires et plus justes sur les habitants de l’Algérie. Ils apprennent leurs langues, se familiarisent avec leurs coutumes et l’on en voit même qui font voir une sorte d’enthousiasme irréfléchi pour elles. D’une autre part, toute la jeune génération arabe d’Alger parle notre langue et a déjà pris en partie nos mœurs.

Lorsqu’il fut question dernièrement dans la banlieue d’Alger de se défendre contre le brigandage de quelques tribus ennemies, on vit se former une garde nationale composée d’Arabes et de Français qui vinrent dans les mêmes corps de garde et partagèrent ensemble les mêmes fatigues et les mêmes dangers.

Il n’y a donc point de raisons de croire que le temps ne puisse parvenir à amalga­mer les deux races. Dieu ne l’empêche point ; les fautes seules des hommes pourraient y mettre obstacle.

Ne désespérons donc point de l’avenir, Monsieur ; ne nous laissons pas arrêter par des sacrifices passagers lorsqu’un immense objet se découvre et que de persévérants efforts peuvent l’atteindre.

Les marabouts donnent l’hospitalité auprès du tombeau de leur principal ancêtre, et ce lieu porte le nom de celui qui y est enterré. De là venait l’erreur.

   

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