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Un monde où nos petits-enfants iront au musée pour voir de quoi a l’air une arme à feu
dimanche 10 novembre 2024 par Vijay Prashad,
Nous sommes fatigués des carnages et de la mort. Nous voulons que la guerre cesse définitivement.
En 1919, Winston Churchill écrivait :
“Je suis tout à fait favorable à l’utilisation de gaz empoisonnés contre les tribus non civilisées”.
Churchill, alors aux prises avec la rébellion kurde dans le nord de l’Irak en tant que secrétaire d’État à la guerre et à l’aviation, soutenait qu’une telle utilisation de gaz
“répandrait une vive terreur tout en n’entraînant pas d’effets graves et permanents sur la plupart des personnes affectées”.
La guerre des gaz a été employée pour la première fois par la France en août 1914 (pendant la Première Guerre mondiale) en utilisant du gaz lacrymogène, suivie par l’Allemagne avec l’utilisation du chlore en avril 1915, et du phosgène (qui pénètre dans les poumons et provoque l’asphyxie) en décembre 1915.
En 1918, l’homme qui a mis au point l’utilisation du chlore et du phosgène à des fins militaires, le Dr Fritz Haber (1868-1934), a reçu le prix Nobel de chimie.
Malheureusement, Haber a également mis au point les insecticides hydrocyanides Zyklon A et Zyklon B, ce dernier ayant été utilisé pour tuer 6 millions de Juifs pendant l’Holocauste, dont certains membres de sa famille.
En 1925, le protocole de Genève a interdit “l’usage à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques”, réfutant l’affirmation de Churchill selon laquelle de telles armes “ne produisent pas d’effets graves et permanents sur la plupart des individus affectés”.
Son évaluation n’était rien d’autre que de la propagande de guerre méprisant la vie de peuples tels que les “tribus non civilisées” contre lesquelles ces gaz étaient utilisés.
Comme l’a écrit un soldat indien anonyme dans une lettre adressée à son pays vers 1915, alors qu’il progressait dans la boue et les gaz dans les tranchées d’Europe :
“Ne pensez pas que c’est la guerre. Ce n’est pas la guerre. C’est la fin du monde”.
Au lendemain de la guerre, Virginia Woolf évoque dans son roman Mrs. Dalloway un ancien soldat qui, terrassé par la peur, déclare : “Le monde vacillait, frémissait et menaçait de s’enflammer”.
Ce ressenti n’est pas seulement celui du syndrome de stress post-traumatique de cet ancien soldat : c’est ce que presque tout le monde peut ressentir, assiégé par la crainte d’un monde en flammes et dans l’incapacité de faire quoi que ce soit pour y remédier.
Ces mots trouvent un écho aujourd’hui, alors que les provocations de l’OTAN en Ukraine relancent la possibilité d’un hiver nucléaire et que les États-Unis et Israël commettent un génocide contre le peuple palestinien sous les yeux horrifiés du monde.
En se souvenant de ces mots aujourd’hui, la question se pose : pouvons-nous nous réveiller de ce cauchemar qui dure depuis un siècle, nous frotter les yeux et reconnaître que la vie peut continuer sans guerres ?
Cette interrogation est le fruit d’un élan d’espoir, et non de considérations concrètes. Nous sommes fatigués du carnage et de la mort.
Nous voulons que la guerre cesse définitivement.
Lors de leur 16e sommet en octobre, les neuf membres des BRICS ont publié la déclaration de Kazan, dans laquelle ils se disent préoccupés par “la montée de la violence” et “la persistance des conflits armés dans différentes parties du monde”.
Le dialogue, ont-ils conclu, vaut mieux que la guerre. La teneur de cette déclaration fait écho aux négociations de 1961 entre John McCloy, conseiller en matière de contrôle des armements du président américain John F. Kennedy, et Valerian A. Zorin, ambassadeur soviétique auprès des Nations unies.
Les accords McCloy-Zorine sur les principes convenus pour un désarmement général et total ont mis l’accent sur deux points fondamentaux : premièrement, un “désarmement général et total” et, deuxièmement, la fin de la guerre en tant que “moyen de règlement des problèmes internationaux”.
Rien de tout cela n’est à l’ordre du jour aujourd’hui, alors que le Nord global, avec les États-Unis à sa tête, crache le feu comme un dragon en colère, peu enclin à négocier de bonne foi avec ses adversaires. L’arrogance apparue après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 demeure.
Lors de sa conférence de presse à Kazan, le président russe Vladimir Poutine a déclaré à Steve Rosenberg, de la BBC, que les dirigeants du Nord “cherchent toujours à remettre [les Russes] à leur place” lors de leurs rencontres et à réduire “la Russie à un statut d’État de seconde zone”.
C’est l’attitude de supériorité qui définit les relations Nord-Sud. Le monde veut la paix, et pour que la paix soit possible, il faut des négociations de bonne foi et sur une base équitable.
La paix peut être envisagée de deux manières différentes : en tant que paix passive ou active. La paix passive est celle qui prévaut lorsqu’il n’y a pas de guerre en cours, mais que les pays du monde entier continuent de renforcer leurs arsenaux militaires. Les dépenses militaires dépassent aujourd’hui les budgets de nombreux pays : même lorsque les armes ne sont pas en action, elles continuent d’être achetées.
C’est la paix passive.
La paix active implique que les précieuses richesses de la société contribuent à résoudre les dilemmes auxquels l’humanité est confrontée. Une paix active ne consiste pas seulement à mettre fin aux tirs et aux dépenses militaires, mais aussi à accroître radicalement les dépenses sociales pour mettre fin à des problèmes tels que la pauvreté, la faim, l’analphabétisme et les souffrances.
Le développement - en d’autres termes, la résolution des problèmes sociaux que l’humanité a hérités du passé et qu’elle reproduit actuellement - repose sur la paix active. Les richesses, produites par la société, ne devraient pas remplir les poches des riches et alimenter les mécanismes de guerre, mais remplir les ventres du plus grand nombre.
Nous voulons des cessez-le-feu, certes, mais nous voulons plus que cela. Nous voulons un monde de paix active et de progrès.
Nous voulons un monde où nos petits-enfants devront se rendre dans un musée pour voir à quoi ressemblait une arme à feu.
En 1968, la poétesse américaine Muriel Rukeyser a écrit “Poème (J’ai vécu au premier siècle des guerres mondiales)”. Je pense souvent au passage sur les journalistes qui publient des “histoires inconsidérées”, et aux réflexions de Muriel Rukeyser sur la question de savoir si nous pouvons ou non sortir de notre amnésie :
- “J’ai vécu au premier siècle des guerres mondiales.
- Un matin sur deux, j’étais limite folle,
- Les journaux arrivaient avec leurs histoires légères,
- Les nouvelles se déversaient d’appareils divers
- Coupées par des réclames pour vendre des produits à des inconnus.
- J’appelais mes amis sur d’autres appareils ;
- Eux aussi limite fous pour les mêmes raisons que moi.
- Peu à peu, je revenais au stylo et au papier,
- Et fabriquais des poèmes pour des inconnus et des pas nés.
- Pendant la journée je pensais à ces hommes et à ces femmes,
- Courageux, créant des signaux par-delà les distances,
- Contemplant un style de vie sans nom, aux valeurs presque inouïes.
- Tandis que les lumières du jour baissaient et que celles de la nuit croissaient,
- Nous tâchions de nous les imaginer, de nous retrouver,
- D’établir la paix, de faire l’amour, de réconcilier
- La veille et le sommeil, de nous accorder entre nous,
- Avec nous-mêmes. Nous cherchions par tous les moyens possibles
- À parvenir au seuil de nous-mêmes, à le franchir
- Se défaire des moyens, se réveiller.
J’ai vécu au premier siècle de ces guerres.”
Voir en ligne : https://substack.com/home/post/p-15...