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Juillet 1957, Georges Matteï publie : « Jours Kabyles »
vendredi 15 juillet 2022 par Sophia Ammad
Un article dédié à notre camarade Alain Chancogne, qui comme Georges MatteÏ n’accepta pas de se transformer en tortionnaire. amité camarada.(JP-ANC)
Comment un pays peut prétendre défendre la paix où les droits de l’homme en Ukraine ou au Mali, alors qu’il cadenasse toujours des archives militaires, 60 ans après ? Comment croire les médias quand ils affirment que les troupes françaises sont en Afrique ou en Orient pour protéger les populations alors que c’est la même propagande qui avait été utilisée pour l’Algérie ?
Georges Mattéi est peu connu du grand public, alors qu’il fut un élément déclencheur de la grande vague de soutien au peuple algérien en 1957. Il a alerté Sartre, Janson, Curiel , Servan-Schreiber et beaucoup d’autres intellectuels sur les crimes de la France en Algérie .
Rappelé en 1956, il est envoyé en Kabylie où il assiste à la réalité de la prétendue pacification, une machine meurtrière n’épargnant personne. A son retour en métropole, à la demande de Jean-Paul Sartre, il écrit les scènes dont il a été témoin dans un article qu’il nommera « Jours Kabyles ». Les Temps Modernes publie son récit en juillet 1957, le journal est interdit, tous les exemplaires seront saisis. Jean Paul Sartre et Georges Mattéi sont convoqués par la justice militaire.
L’article décrit une partie de l’enfer que fut la prétendue pacification menée en Algérie. Femmes, enfants, personnes âgées et même des handicapés sont les victimes d’un rouleau compresseur où leurs droits les plus élémentaires sont bafoués ; parfois ils deviennent des moyens de pression ou des otages que des tortionnaires martyrisent sans aucun scrupule.
Ces méthodes furent employées dans tous les villages où des S.A.S. et des camps militaires furent installés. Les prétendus camps de regroupement étaient des camps de concentration où les droits des prisonniers n’ont jamais été respectés. Certains militaires et rappelés ont tenté de faire cesser les exactions, aucun n’a réussi malgré la parfaite information du gouvernement français.
13 juillet 1956 : Quelques baraques, une murette de pierre, cinq ou six oliviers faméliques, une sorte de falaise derrière laquelle se trouvait un petit village appelé Tabourt.
En face de nous la piste serpentant vers Ifigha, notre P.C., d’où gouvernait notre distingué commandant Pascal. Au bord de la piste, la surplombant, deux villages, Aourir, Moknea, bien visibles, avec leurs toits rouges. Plus loin, à droite, sur un piton boisé, un village que nos compagnons surnommaient « le petit Paris », à cause de sa propreté.
Ighil Boukaissa : C’était le soir du 13 juillet, une dizaine de types contrôlaient les Kabyles qui circulaient sur la piste venant d’Aourir (Notre poste était situé à la rencontre de trois pistes.) Les hommes et les jeunes gens des douars voisins ont l’habitude de descendre de leur village, sur leur bourricot, chapeaux de paille enfoncés sur les oreilles ou battant leur dos.
Je pensais aux films mexicains, aux péons silencieux. Ce jour-là, j’avais été d’escorte. Fatigué, j’essayais de lire un peu pour échapper à l’abrutissement de cette vie. Levé cinq heures. Escorte sur la piste, ocre de poussière, sueur, peur, la montagne hostile, au retour, charrier des pierres, un casque d’eau pour la journée... Un copain me montra le soleil et me dit « qu’il devait se coucher vers la gare de Tizi-Ouzou ».
J’amène des clients ! Le caporal-chef A... entra dans le poste, poussant devant lui deux Kabyles, précédés de leur mule. Mouvements divers dans le poste. - Qu’est-ce que c’est ? Où les as-tu piqués ? Pourquoi ?
Le caporal-chef, un grand blond, veule, nous montra un paquet de chaussettes kaki, en riant. (Depuis quelques mois le port du vêtement kaki est interdit en A.F.N.) Les deux Kabyles, sous la menacé d’un P.M., déchargèrent leur mule. Les hommes de garde éparpillèrent paquets de sucre, café, semoule, boules de gomme. Je regardais cette scène, de loin, je pensais que nous faisions un boulot de flic.
Des éclats de voix me tirèrent de mes réflexions.. Des hommes se disputaient autour des deux prisonniers. Le caporal-chef aidé d’un deuxième classe, D..., une petite frappe qui bouffe du bougnoule (un an d’A.F.N.), le type du tueur. Ils empoignèrent un des deux hommes, le poussèrent vers le mirador et se mirent en demeure de le ligoter. C’était le plus jeune des prisonniers. Il tenta de s’expliquer. - C’est pas la justice, j’ai rien fait ! L’autre lui cloua le bec d’une gifle. Le Kabyle se tut, puis continua de se lamenter : « C’est pas juste... »
Un cercle s’était formé. Pas un responsable ne se montra. C’était l’heure de l’apéritif au mess. Chacun donnait son avis : - C’est dégueulasse. - Ça se voit que vous débarquez, vous ne les connaissez pas. - Nous ne sommes pas des flics. - Tous des salauds. - Enfin, devant les deux prisonniers qui avaient compris que la compagnie s’engueulait à cause d’eux, ce fut le début d’une altercation.
Les prisonniers furent malmenés, quelques coups de poing furent échangés entre les militaires de différents avis. L’affaire se termina par l’intervention de l’adjudant B..., qui élimina l’hystérique D..., par un K.O. spectaculaire. Comme punition, D... fut affecté à l’escorte personnelle du commandant Pascal.
Quelques jours plus tard, au cours d’une fouille, celui-ci abattait un homme caché dans un buisson. Ce dernier était sans arme et immobile. - Je ne crois pas qu’il y ait eu enquête à la suite de cette exécution sommaire. Le Kabyle abattu était du village d’Ifigha. (Tentative de fuite... c’était classique.) Quant aux deux suspects de cette soirée, ils furent libérés, le lendemain matin, après un contact avec la gendarmerie. Le plus vieux m’a serré la main : - Mon fils va être content, me dit-il simplement.
Ifigha, 16 juillet 1956 : A 7 heures, je prenais un thé à la menthe au café maure du village. Une demi-heure plus tard, nous étions à Aourir. A notre retour, longues colonnes d’hommes kabyles en rang par trois, encadrés par quelques militaires, nous saluant du bras. Sur la place du village, les hommes étaient accroupis par terre, le chapeau de paille sur le crâne, silencieux. Des rouleaux de barbelés les entouraient.
Un Kabyle, debout dans un coin, le visage taché de sang, s’affaissa. Un militaire le releva à coups de crosse. Les hommes étaient énervés. Nous ne savions rien, le G.M.C. s’arrêta. « Que s’est-il passé ? » – « Ils » ont fait les cons ! »
A 9 heures, ce matin, au village d’Ifigha, deux militaires, fusils en bandoulière, un caporal et un caporal-chef, entrent dans la boulangerie qui fait face au campement du PC. Les deux hommes viennent acheter du pain, pour l’ordinaire de leur compagnie. Le caporal, tourné vers le patron, fouille dans sa serviette pour y prendre quelques papiers, son compagnon est près de lui. Il y a quelques clients dans la boulangerie. En face, à 20 mètres, une sentinelle, les deux militaires ont le dos tourné à la porte. « Haut les mains ! » Des mains nerveuses ont arraché les fusils, les appuient sur les reins des deux hommes. Les militaires sont neutralisés avec leurs propres armes. Le caporal-chef se dégage, le rebelle tire à bout portant, la balle siffle aux oreilles des miliaires.
Un client, Areski H., tombe, frappé à mort. Les rebelles s’enfuient. Il est 9 heures du matin, la sentinelle n’a rien vu. Un groupe de femmes traverse la rue, empêchant une poursuite immédiate. « Les rebelles viennent de récupérer deux fusils de guerre. » Hier Ifigha était un village tranquille, on sciait les poteaux électriques, on coupait les routes, les militaires faisaient leurs achats chez les épiciers locaux avec confiance, aujourd’hui, les hommes sont parqués, on vérifie leur identité, les suspects seront passés à tabac ; brimades, énervement, des deux côtés, cette région a perdu son calme relatif.
Les jeunes soldats un peu niais ne caresseront plus les têtes brunes des enfants kabyles. Ceux-ci les regarderont avec crainte et avec haine. Un geste équivoque déclenchera une rafale de pistolet mitrailleur. Des jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans s’installent dans la violence. L’homme au visage ensanglanté, les bras tendus vers le ciel, s’affaisse, un coup de crosse sur les reins. (Il aurait attaqué des militaires à coups de fourche, « on s’occupera de lui ce soir »). Les hommes fouillent les maisons, menus larcins, qui déclencheront des haines solides.
Les femmes apeurées, criant, se démènent ; des militaires font lever les jupes sous la menace de leurs armes, et caressent les filles. Ce soir, les habitants gratteront les tuiles des mechtas, avec leur fourche, taperont sur leur vaisselle – les sentinelles tireront dans la nuit sur l’invisible. – Demain matin, les routes seront coupées ; les poteaux électriques sciés.
« Il ne s’est rien passé. Personne n’a rien vu. »
Le jeu du téléphone consiste à appliquer les deux fils d’un téléphone de campagne sur les parties les plus sensibles du corps humain (les testicules par exemple). Lorsque le corps est humide, le rendement est meilleur. Ainsi, toute la nuit, ce fut une succession de gémissements, de cris, de hurlements. Cette nuit-là, les tortionnaires démocrates de l’armée française se payèrent le luxe de faire crier à un de ces pauvres diables « Vive la France ! » Ces hommes étaient des suspects… J’insiste.
Cette opération de représailles fut spontanée, nous n’avions aucun renseignement sur le village. Les hommes « questionnés » ont été choisis au hasard. Aucun d’entre eux n’a parlé. Le lendemain, quatre loques humaines se tenaient couchées contre le mur, en plein soleil, visage déformé par les coups, djellabas sales de sang, les yeux mangés par les mouches. Ce fut ma première vision, au petit jour. La seconde, ce fut celle du cadavre décomposé dans le fossé, puis les femmes et les hommes, transis et silencieux dans le « parc à buffles ».
Épuisées, les femmes ne gémissaient plus. Le sergent-chef L…, que je n’ai jamais vu mêlé à ces histoires, m’interpella et me donna l’ordre de prendre mon arme, de choisir trois types, et d’enterrer le « macchabée ». Trois jeunes hommes furent volontaires, et un étrange convoi se forma. Trois hommes portant le cadavre raidi et moi, suivant, mon fusil sous le bras. Je leur dis de creuser un trou sous les oliviers ; les trois Kabyles avaient peur, ils croyaient que j’étais là pour les tuer.
Le soleil se levait, les feuilles des oliviers encore humides brillaient dans le matin kabyle, des fumées domestiques » grimpaient, au-dessus des douars. Un copain qui était en train de déféquer m’interpella : « Alors vieux, tu commences ta journée par un enterrement ? » Il essaya de rire, mais le cour n’y était pas. Quand ils eurent fini de creuser, gauchement, je me recueillis un instant, je leur dis qu’ils pouvaient prier, dire quelque chose, que c’était « leur mort ». Mais la Kabylie était dans ce matin d’été 1956, le pays de la peur : « Je le connais pas. »
Nous repartîmes vers le poste, il y avait entre les figuiers et les oliviers un rectangle de terre fraîchement retournée, à vingt mètres des W.C. (réservés aux hommes de troupe), la hiérarchie des cabinets… Trois autres hommes moururent, ce jour-là. Vers midi, le capitaine essaya sa carabine U.S., en compagnie de ses sous-officiers. Auparavant, les caporaux-chefs s’offrirent une petite fête.
Du lieu où se trouvaient ce qui avait été des hommes, au W.-C. (réservés aux officiers, sous-officiers) il fallait monter une vingtaine de mètres. Les trois suspects montèrent les derniers mètres de leur vie, sous les coups haineux de jeunes appelés et d’un rappelé. (A l’exception d’un seul, le caporal-chef A…. les autres ne s’en vantèrent pas.) Je sais que L…, rappelé avec moi, ne se montra pas tellement fier, le soir, lorsque je lui exposai mes dégoûts – « Tu comprends, c’est le seul moyen de savoir quelque chose. » (Combien de fois l’ai-je entendue cette fausse explication.)
C’est le seul rappelé du camp qui se soit laissé aller à ces extrémités. Comment cette histoire sordide se transforma-t-elle en victoire des forces de l’ordre ? Il y avait quatre suspects qui devaient mourir ce matin-là, les trois premiers furent abattus, sans rien dire et pour cause : il fallut les appuyer contre un arbre, car ces trois loques humaines n’étaient plus capables de réagir et encore moins de parler. Le quatrième, moins abîmé, voyant les autres cadavres, « cracha le morceau » : c’était un « supplétif » il indiqua où il cachait son fusil. Trois vieux fusils de chasse, récupérés lors d’une opération antérieure donnèrent le change. Quatre rebelles abattus, quatre fusils récupérés...* * *
Georges M. MATTÉÏ - N° 137-138 JUILLET AOUT 1957
De 1955 jusqu’en 1962, dans cette région de Kabylie que je connais bien, les tortionnaires étaient connus de tous. Les lieutenants Arlabosse et Lainé, ont fait de nombreuses victimes dans les centres de torture nommés "Services Administratifs Spécialisés". La SAS de Larbaa, où officiait Arlabosse, jouxtait une école, les enfants voyaient de la cour de récréation des hommes et des femmes nus et ensanglantés, enchaînés ou agonisant.
Ces enfants ont aussi vu les humiliations et les sévices infligés aux prisonniers. Les tortures sexuelles n’étaient pas de simples bavures mais le produit d’une volonté d’écraser et d’humilier, publiquement s’ils le décidaient. Aucun de ces enfants n’a oublié, ils ont tous grandi avec des souvenirs qui les ont tourmenté jusqu’à les rendre malade, parfois fous. Certains ont grandi dans une extrême violence, les parents reproduisant ce qu’ils avaient subit ou vu sans mesurer la dangerosité de leurs actes. L’un m’a confié : "j’ai vu les français le faire, j’ai cru que c’était ainsi qu’ils éduquaient leurs enfants".
Ces actes hantent les victimes mais aussi les témoins, on ne sort pas indemne ni sans traumatismes après avoir assisté à des viols ou des assassinats. Les victimes, directs et indirectes, ont souffert toutes leurs vies des conséquences de ces cruautés sans vraiment comprendre l’origine exacte de leurs multiples maux. Les souffrances les ont poursuivi même dans leur sommeil : « Dans ma tête, j’ai tous les jours 16 ans, je repense à tout cela chaque soir… je mourrai avec ça. ».
Faites savoir ce qui s’est passé ont demandé d’anciens appelés français, : « La seule fois où j’ai armé mon fusil, c’était pour empêcher plusieurs types de ma section de violer une gamine, du côté de Texenna, dans l’Est algérien », témoigne Benoist Rey, 83 ans. « Le soir, en rentrant, les mecs n’étaient pas très fiers d’eux. Quoique, ça m’a toujours étonné : le même type est capable de violer sans aucun état d’âme, et le soir, d’écrire à sa femme »...
Georges Mattéi était affecté dans le village dont je suis originaire en Kabylie. Les personnes qu’il décrit, torturés, humiliés, emprisonnés ou assassinés, sont les miens pour certains. Malgré le témoignage de Georges Mattéi et le scandale qu’il suscita, les exactions dans mon village n’ont pas cessé en juillet 1957. En septembre de la même année, mon grand père paternel était exécuté alors qu’il n’était pas armé. Tous les habitants, même des enfants, assistèrent à son assassinat que rien ne justifiait, le procès-verbal prétend qu’il s’enfuyait, c’est absolument faux.
Même si née après l’indépendance d’Algérie, je fais partie des victimes de cette sale guerre, comme tous ceux et celles dont les familles furent la cible des autorités coloniales et des nostalgiques d’une époque révolue. Le silence et surtout la négation des crimes commis en Algérie ne permettent pas la réparation des traumatismes qui se transmettent. Comment se reconstruire alors que les bourreaux inversent les culpabilités malgré les preuves et les témoignages ?
Même si encore aujourd’hui, l’état refuse d’ouvrir les archives pour établir les faits, les témoignages des anciens rappelés et militaires sont les preuves irréfutables que la prétendue pacification de l’Algérie n’a jamais existé, c’était une machine de guerre comme en Irak où toute trace d’humanité avait disparu.
Heureusement qu’il a existé de belles personnes comme Georges Mattéi qui ont tenté de sauver l’honneur de la France en révélant la cruelle vérité. Merci à lui et à tous les justes qui se sont élevés contre ces crimes, sans eux je ne serais sans doute pas là pour témoigner que la guerre d’Algérie a eu des répercussions même sur ceux et celles nés après l’indépendance...
Voir en ligne : https://blogs.mediapart.fr/edition/...