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À propos du « partage des Balkans  » entre Churchill et Staline le 9 octobre 1944 à Moscou,

samedi 24 mars 2018 par Joëlle Fontaine Historienne

Voilà un article d’une historienne, qui honore la revue Cause commune. Il en est d’ailleurs des responsabilités dans cet événement comme de bien d’autres. Il est fascinant de constater que dès que l’on étudie de près quelque chose qui est attribué à Staline, on s’aperçoit comme ici qu’il s’agit le plus souvent d’une manière idéologisée dont on a masqué de fait d’autres responsables qui eux ne bénéficient dans l’opinion occidentale du moins d’aucune noire légende.
(note de Danielle Bleitrach)

Le 9 octobre 1944, Churchill arrivait à Moscou afin d’avoir avec Staline l’entrevue qu’il réclamait depuis la fin septembre, le projet de conférence à trois avec Roosevelt ayant été provisoirement repoussé par ce dernier en raison de la proximité de l’élection présidentielle américaine. On connaît la version donnée par Churchill dans ses Mémoires du premier entretien que les deux dirigeants eurent le jour même, dont le résultat est connu sous le nom d’ « accord des pourcentages ». Ils auraient, d’un trait de plume, réglé en quelques minutes le sort des pays balkaniques, Churchill s’adjugeant la Grèce à 90 % et concédant à la « Russie » la Bulgarie à 75 % et la Roumanie à 90 % – tout en prévoyant un partage 50-50 en Yougoslavie et en Hongrie.

Des discussions complexes

Outre que cette formulation en pourcentages apparaît pour le moins curieuse, il est peu probable que les choses se soient ainsi passées à l’emporte-pièce. L’historien américain Lloyd C. Gardner (dans Spheres of Influence. The Great Powers Partition from Munich to Yalta) donne de cette soirée du 9 octobre un aperçu beaucoup plus complexe : la première question traitée a été celle des frontières futures de la Pologne et les deux dirigeants sont revenus à plusieurs reprises sur la question des Balkans sans aboutir en fait à un accord formel.

Pas plus de résultat d’ailleurs le lendemain malgré les tentatives de marchandage entre Anthony Eden, également présent à Moscou, et Viatcheslav Molotov, très perplexes devant ces bases de discussion assez énigmatiques. Il est clair que Churchill a donné à ces entretiens une importance qu’ils ne méritent pas, vu entre autres l’absence de Roosevelt qui ne considérait cette rencontre que comme un préliminaire à la conférence à trois prévue ultérieurement, et au refus de Staline de s’engager formellement pour cette raison.

« On donne une importance démesurée – pour ne pas dire presque une coresponsabilité – à Staline dans le massacre des résistants grecs, tout en en exonérant un Roosevelt qui ne s’y est pas plus opposé et a même aidé à sa réalisation. »

Or, c’est cet accord qui est très souvent mis en avant pour expliquer l’abstention de Staline lors du massacre des résistants grecs perpétré par Churchill à Athènes en décembre 1944. On suggère ainsi un partage de ses responsabilités avec le dirigeant soviétique, imputant à ce dernier le même cynisme et laissant au contraire dans l’ombre le rôle non négligeable de Roosevelt dans ces événements : c’est sur des bateaux américains qu’ont été acheminées du front italien les troupes britanniques qui ont écrasé la Résistance grecque.

En réalité ces discussions de Moscou ne font, concernant les Balkans, que prendre acte d’une situation déjà établie. « Concéder » le 9 octobre la Roumanie et la Bulgarie à l’URSS n’a guère de sens : l’Armée rouge est présente dans ces deux pays depuis déjà un mois. La Bulgarie est dorénavant alliée de l’URSS et cette dernière domine la commission de contrôle alliée qui administre provisoirement la Roumanie. Les Anglo-Saxons ont protesté contre cette situation, mais les Soviétiques leur ont rappelé le précédent italien : la Commission de contrôle « alliée » y a été dès les débarquements de l’été 1943 entièrement contrôlée par les officiers américains et britanniques et ce sont les États-Unis et la Grande-Bretagne qui ont pris toutes les décisions politiques concernant l’Italie, y laissant d’ailleurs en place la plupart des cadres du régime fasciste.

De même, il est clair que Staline a déjà accepté tacitement la mainmise de Churchill sur la Grèce. À la mi-septembre l’Armée rouge, arrivée de Bulgarie à la frontière grecque, s’en est détournée et a poursuivi sa route vers la Yougoslavie où elle a fait sa jonction avec les partisans de Tito. À la grande déception d’ailleurs de nombreux résistants grecs, qui attendaient l’aide soviétique pour venir à bout des Allemands encore présents sur leur territoire. C’est au même moment qu’arrivent les premiers détachements britanniques dans le Péloponnèse, sans justification militaire : les Anglais n’ont aucunement cherché à gêner le retrait des Allemands et le but de ces premiers débarquements est clairement d’occuper le terrain pour ne pas laisser le champ libre aux partisans.

Et cela sans réaction aucune des Soviétiques.

Staline n’avait évidemment pas attendu octobre 1944 pour se rendre compte de la véritable obsession de Churchill concernant la Grèce, point stratégique et zone d’influence de première importance pour l’Empire britannique depuis le XIXe siècle. Le Premier ministre britannique a pendant toute la guerre, on le sait, insisté pour des débarquements en Méditerranée et plus particulièrement dans les Balkans.

Devant l’échec définitif de ses plans, il a entamé dès mai 1944 de grandes manœuvres diplomatiques afin d’obtenir de ses alliés qu’ils lui laissent « les mains libres » en Grèce – plus précisément qu’il puisse y débarquer un contingent lors du retrait des Allemands, comme il en avait esquissé le plan dès septembre 1943. Ce qui a donné lieu à un chassé-croisé de lettres entre les trois Grands pendant plus de deux mois, dont ne sort pas plus d’accord formel qu’il n’en sortira en octobre à Moscou, mais que Churchill interprète à juste titre comme une acceptation tacite.

La position fragile de Staline

Staline, en effet, a bien compris que Churchill ne renoncera pas à la Grèce. Or, en cet automne 1944, la guerre est loin d’être terminée, malgré l’avance rapide de l’Armée rouge et le débarquement de Normandie, et Staline a besoin pour y mettre fin de maintenir coûte que coûte la « grande alliance » avec la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Or cette alliance commence à être remise en question dans certains cercles anglo-saxons, où l’on envisage de signer avec l’Allemagne ou ses satellites une paix séparée qui leur laisserait toute latitude pour en finir avec une Union soviétique dont les succès inquiètent certains bien plus qu’ils ne les encouragent… Une entrée dans la « chasse gardée » des Britanniques serait évidemment de nature à précipiter la réalisation de ces plans et Staline n’avait guère de choix.

De plus, il attendait certainement de ses alliés la même « compréhension » pour ses projets concernant un pays qui présentait pour lui la même importance que la Grèce pour Churchill, pour des raisons différentes tenant à la sécurité de l’URSS : la Pologne.

Et c’est bien ce qui peut se lire dans le compte rendu complet de la rencontre d’octobre 1944 : on le dit peu – ou pas du tout – lorsqu’on met cette dernière en avant pour expliquer l’abstention de Staline dans l’affaire grecque, mais en fait il a été ces jours-là surtout question de la Pologne. Churchill a convoqué d’urgence à Moscou le Premier ministre polonais, Mikolajczyk, en exil à Londres, et l’a copieusement insulté devant son refus obstiné d’accepter la révision des frontières de son pays au profit de l’URSS (et au détriment de l’Allemagne) – question sur laquelle Churchill comme Roosevelt étaient prêts à faire des concessions à Staline (G.Kolko, The Politics of War. The World and United States Foreign Policy. 1943-1945).

Mais là encore la conférence n’a été suivie d’aucun résultat et c’est à Yalta que cette question sera tranchée.

La rencontre de Moscou n’a donc qu’une importance très relative, malgré les allégations de Churchill. Les jeux sont déjà faits, en octobre 1944, concernant la Grèce et c’est dès 1943 que Churchill s’est montré prêt à utiliser tous les moyens pour conserver la Grèce dans sa sphère d’influence et donc empêcher la Résistance de participer à la vie politique du pays à la Libération. Pourquoi alors cette référence systématique à la conférence de Moscou pour « expliquer » la cynique et meurtrière expédition britannique de décembre 1944 à Athènes ?

On donne ainsi une importance démesurée – pour ne pas dire presque une coresponsabilité – à Staline dans le massacre des résistants grecs, tout en en exonérant un Roosevelt qui ne s’y est pas plus opposé et a même aidé à sa réalisation. Et cela n’éclaire guère la question des raisons de la défaite de la Résistance grecque.

   

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