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Crise de légitimité, colères sociales et stratégie macronienne de la muleta

mercredi 13 janvier 2021 par Saïd Bouamama

La fin de l’année 2020 donne tous les signes d’une surchauffe idéologique du gouvernement comme de nombreux grands médias. Comme toujours la poussée de fièvre n’est que le symptôme d’une infection qu’il convient de tenter de diagnostiquer. Analyse de Saïd Bouamama, militant du FUIQP et sociologue.

Loi sur la sûreté globale, loi sur les « séparatismes », loi de programmation de la recherche, dissolutions d’associations comme le CCIF ou Baraka City, promulgation de trois décrets élargissant les motifs légaux de fichage [1], déni obstiné des violences policières, accusations d’islamogauchisme comme outil d’intimidation et de silenciation, relance du débat et du thème de « l’identité nationale », etc.
La fin de l’année 2020 donne tous les signes d’une surchauffe idéologique du gouvernement comme de nombreux grands médias.

Comme toujours la poussée de fièvre n’est que le symptôme d’une infection qu’il convient de tenter de diagnostiquer. Le président Macron a, dans ses vœux pour l’année 2021, donné son diagnostic de l’infection duquel découle logiquement le remède souhaité. L’infection serait due uniquement à un facteur extérieur, le Coronavirus, qui serait venu enrayer une France en redressement économique, en réconciliation sociale et nationale dépassant le clivage désuet « droite-gauche », en réarmement moral et philosophique autour des « valeurs de la République » et de la « laïcité », etc.

La pandémie aurait également, selon lui, révélé les anticorps puissants de la société française, toutes classes confondues, annonciateurs d’une renaissance prochaine pourvu que chacun y mette du sien et qu’une chasse impitoyable soit menée contre les saboteurs de l’effort collectif nécessaire. Une véritable tragédie qui se termine bien en quelque sorte par un final d’unanimité nationale contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. La prise en compte de quelques données statistiques et de quelques faits nationaux et internationaux révèle que la tragédie est en fait une comédie.

Nostalgie d’empire pour système de domination fragilisé

Bien avant la pandémie la classe sociale dominante en France était confrontée à une montée des luttes sociales durables dans l’hexagone et à une remise en cause de ses politiques néocoloniales à l’externe et en particulier en Afrique et au Moyen-Orient. Utiliser le contexte de la pandémie pour justifier une remise au pas autoritaire à l’interne comme à l’externe était une aubaine qui ne pouvait pas ne pas être mise à profit par cette classe.

Une société en lambeaux lourde d’une colère sociale massive

En dépit de la parenthèse qu’a constitué le premier confinement force est de constater la succession de mouvements de contestation aux objets divers depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes à la fin de l’année 2018. Des Gilets Jaunes au mouvement contre la réforme des retraites en passant par celui contre les violences policières, par l’actuelle opposition à la loi dite de « sécurité globale » ou la récente mobilisation des sans-papiers, le temps des grandes manifestations populaires semble s’installer dans la durée.

Une des caractéristiques de la période est la mise en mouvement des différentes composantes des « classes populaires » et même d’une fraction des dites « couches moyennes ».
Nous entendons par classe populaire les catégories que l’INSEE regroupe sous les vocables d’ouvriers et d’employés complétées d’une « fraction des « agriculteurs, artisans et commerçants » [qui] peut être considérée comme faisant partie des classes populaires, de même que certains travailleurs […] exerçant sous le statut juridique « « d’auto-entrepreneurs » [2].

Si ces classes populaires et leurs différentes composantes sont communément en contradiction absolue d’intérêt avec la classe dominante, elles ne constituent pas pour autant une catégorie homogène. Elle ne l’a jamais été, une des lois du capitalisme étant la mise en concurrence de l’ensemble des forces de travail débouchant sur une stratification des travailleurs en une multitude de statuts selon des critères d’origine ethnique, de sexe, d’âges, de qualifications, etc.

Elle l’est encore moins aujourd’hui après quatre décennies de néolibéralisme (entendu ici comme la phase du capitalisme de l’époque de la mondialisation capitaliste) ayant pour effet une déstabilisation de l’ensemble de la condition salariale toute composante confondue, une diminution des protections sociales collectives, une paupérisation et une précarisation pour le bas des classes populaires et un déclassement social pour les autres, y compris pour une partie des « couches moyennes ».

L’idéologie dominante à cru pouvoir conclure de ces processus la fin de la « lutte des classes », la disparition de la classe ouvrière, l’obsolescence de la grille de lecture de l’opposition entre classes dominées et classes dominantes, etc.
C’est là prendre le rêve pour la réalité rappelle le sociologue Gérard Mauger : « l’approfondissement de la division du travail et de la spécialisation a complexifié l’antagonisme bipolaire entre patrons propriétaires et prolétaires encadrés par quelques contremaîtres [mais] n’ont pas fait disparaître le rapport de domination principal entre classes dominantes et classes dominées. »  [3]

L’entrée en mouvement successif et durable de différentes composantes des classes populaires souligne une crise de légitimité en expansion rapide tendant à s’étendre à l’ensemble des classes populaires et même à une partie des « couches moyennes ». La durabilité de ces mouvements forge progressivement les conditions de subjectivité de la fameuse « convergence des luttes ». C’est pourquoi elle constitue la hantise du gouvernement.

Cette hantise est, selon nous, la raison de la modification de la doctrine du maintien de l’ordre dans la gestion des manifestations publiques dont le résultat premier fut le déploiement d’une violence policière systématique contre les défilés. Comme pour les quartiers populaires et leurs habitants depuis plusieurs décennies, la modification de la doctrine de maintien de l’ordre se traduit concrètement par une explosion des violences d’État banalisées.

Les choix budgétaires effectués pour prendre en compte les effets économiques de la pandémie ne peuvent qu’accroître la polarisation sociale entre une minorité toujours plus riche et une extrême majorité en déclassement. Dans son allocution du 12 mars 2020 le président de la République promettait de tirer les leçons de la pandémie « quoi qu’il en coûte ».

Brusquement ce qui avait été asséné pendant près d’un demi-siècle de néolibéralisme dominant (déficit public annuel ne pouvant pas dépasser 3% du Produit Intérieur Brut-PIB, dette publique ne pouvant pas excéder 60% du PIB) était considéré comme obsolète du fait de la gravité de la situation : « La santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu’il en coûte » […] Tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises, quoi qu’il en coûte, là aussi » [4].

Dans son allocution du nouvel an, il revenait une nouvelle fois sur ce fameux « Quoi qu’il en coûte » pour justifier les 100 milliards d’euros du plan « France Relance » et les 20 milliards d’euros d’aides d’urgences supplémentaires annoncés dans le budget 2021. A aucun moment cependant n’est précisé les questions les plus importantes : « quoi qu’il en coûte à qui ?  » et « quoi qu’il en coûte au bénéfice de qui ? »

Voici comment l’économiste Maxime Combes répond à ces deux questions non posées :

Constater que les robinets ont été ouverts est néanmoins insuffisant : encore faut-il savoir qui est arrosé, qui ne l’est pas, et dans quel but. Des milliards pleuvent en effet, mais pas partout, et pas pour tout le monde. Les quartiers populaires, oubliés des plans d’urgence et de relance, réclament le leur. Les plus pauvres doivent se contenter de 0,8% du financement du plan de relance. Quant aux services publics et leurs agents, ils sont servis avec parcimonie. En revanche, le secteur privé, et tout particulièrement les grandes entreprises, est servi sur un plateau d’argent […] A suivre à la trace ces milliards d’euros d’argent public mobilisés depuis le début de la pandémie de Covid-19 pour venir en aide aux entreprises privées, grâce aux travaux de l’Observatoire des multinationales, nous pouvons l’affirmer : plus sûrement qu’un retour de l’État en vue de satisfaire l’intérêt général, ces milliards transcrivent surtout la volonté de mettre l’État, et ses ressources, au service des intérêts du secteur privé et de l’accumulation du capital. Sans rien exiger en retour autre que des « engagements volontaires ». Sans changer les règles du jeu. Sans agir pour que le monde d’après soit fondamentalement différent du monde d’avant. [5]

Toutes les entreprises du CAC 40, y compris les 26 qui ont versés des dividendes cette année ont ainsi perçus une aide importante liée à la pandémie sans aucune conditionnalité. Les débats sur le projet de loi de finances 2021 s’est en effet illustré par le rejet de tous les amendements proposant de conditionner les aides publiques liées à la pandémie (à l’interdiction de licencier, au non versement ou à la limitation des dividendes versées, à la relocalisation de la production, etc.).

Alors que la pauvreté des classes populaires connaîtra un bond important, alors que de nombreux petits commerces ne résisteront pas à l’arrêt de leurs activités du fait des confinements successifs, le choix posé par le gouvernement est limpide : le soutien au capital monopoliste et aux grands groupes industriels, commerciaux et financiers. Le « monde d’après » s’annonce ainsi pire que le « monde d’avant » en terme de pauvreté et de polarisation sociale.

La base matérielle des révoltes sociales, déjà largement existante avant la pandémie, s’élargit considérablement suite à celle-ci et aux choix économiques en faveur du capital monopoliste. Or gouverner c’est anticiper et le gouvernement actuel ne manque pas d’anticiper ces colères sociales prévisibles. Telle est la première cause de la surchauffe idéologique et de l’inflation législative sécuritaire de la fin de l’année 2020.

Les fièvres guerrières d’un impérialisme affaibli

Sur le plan international la situation n’est pas plus stable pour la classe dominante française. Les difficultés rencontrées par l’impérialisme français au Moyen-Orient et en Afrique se sont particulièrement accrues au cours de ces dernières années. Sous l’effet de plusieurs processus (exacerbation de la concurrence liée à la mondialisation capitaliste, développement des puissances émergentes, mouvements populaires remettant en cause les alliés locaux de Paris, etc.) les positions économiques et géostratégiques de l’impérialisme français se dégradent.

« Depuis la fin des années 2000, explique l’économiste Claude Serfati, l’espace mondial connaît de profondes transformations économiques et géopolitiques : une crise économique (2008) qui n’était pas encore surmontée au moment de la pandémie, le déclin du leadership des États-Unis favorisant le retour de la Russie et les ambitions de puissances régionales, l’émergence géoéconomique de la Chine, enfin l’éruption des peuples en Afrique et au Moyen-Orient (les « printemps arabes ») qui ont ébranlé alors les régimes autoritaires soumis aux grandes puissances »  [6].

Ce déclin relatif connaît une exception, celle de la très lucrative industrie d’armement. « L’affaiblissement continu de l’industrie française sur les marchés mondiaux depuis le début des années 2000 a fait de l’industrie d’armement et aéronautique un des derniers pôles de compétitivité internationale de la France » résume Claude Serfati dans l’article ci-dessus cité.

Classée au sixième rang mondial pour les dépenses militaires, la France est première dans ce classement pour l’Union Européenne. Le secteur militaire représentait ainsi 21,5% des dépenses publiques et l’industrie d’armement employait presque 10% des salariés industriels en 2010 [7]. Le déclin compétitif relatif de l’impérialisme français et la place particulière de l’industrie d’armement conduisent à une conséquence lourde : le sur-activisme militaire se traduisant par la multiplication des OPEX (opérations militaires extérieures).

Le très officiel site « vie publique » présente le bilan de celles-ci comme suit :

Irak, Syrie, Centrafrique, Sahel, les opérations militaires extérieures sont devenues une composante structurelle de l’activité opérationnelle des armées, en particulier de l’armée de terre. […] Les opérations récentes ont pour nom Harmattan (Libye, 2011), Serval (Mali, 2013), Sangaris (République centrafricaine, 2013), Barkhane (Sahel, 2014) ou Chammal (Irak, Syrie, 2014). […] Depuis 1995, les armées françaises ont été engagées dans quelque 106 opérations menées à l’extérieur des frontières nationales. À ces opérations, il convient d’ajouter 5 opérations lancées antérieurement à cette date mais toujours en cours. […] La Cour des comptes souligne que les dépenses supplémentaires dues aux OPEX ont représenté, au cours des trois derniers exercices, plus de 1,1 milliard d’euros chaque année. Le coût unitaire, par militaire projeté, d’une opération extérieure a plus que doublé depuis une décennie, pour atteindre plus de 100 000 d’euros par soldat déployé par an. [8]

C’est ce rôle de gendarme de l’Union Européenne et plus largement de l’OTAN qui caractérise le plus spécifiquement l’impérialisme français. Cette spécialisation dans l’intervention militaire est investie comme un point d’appuis dans les diverses négociations entres grandes puissances que ce soit au sein de l’Union Européenne ou au niveau de l’OTAN. Or l’année 2020 se caractérise justement par une série de revers dans ces prétentions internationales de l’impérialisme français.

La déconfiture de Macron au Liban et la contestation de la présence militaire au Sahel en sont les deux exemples les plus parlant. Au Liban le président français s’était autorisé à l’occasion de la catastrophe du port de Beyrouth un discours d’injonction exigeant pêle-mêle un « nouveau pacte », des « réformes indispensables » et la formation d’un « gouvernement de mission ». Sur un ton de paternalisme digne d’un gouverneur colonial du dix-neuvième siècle, il prétendait ainsi régentait les décisions d’une nation souveraine.
Deux mois plus tard la démission du premier ministre libanais, Moustapha Adib, point d’appuis du président français dans cette opération, clos cette séquence de nostalgie d’empire. « Le flop d’Emmanuel Macron » [9] résume le journaliste du Monde Diplomatique Olivier Pironet.

Au Sahel les véritables buts de l’opération Barkhane, à savoir la sécurisation de l’uranium du Niger (mais aussi de l’or, du pétrole, du gaz, des diamants de la région) d’une part et l’installation d’une présence militaire durable dans cette zone géostratégique essentielle pour le contrôle à la fois de l’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne d’autre part, sont de plus en plus dénoncés par des opinions publiques exigeant de manière grandissante le retrait des troupes françaises.
Au Mali, au Burkina Fasso, au Niger ou au Tchad, syndicats, associations et partis sont de plus en plus nombreux à porter une telle revendication. En témoigne les pancartes brandies lors de la manifestation de soutien au récent « coup d’État » au Mali.

La présence de la France est devenue de plus en plus impopulaire au Mali, car la violence qui mine la sécurité du pays depuis 2013 n’a pas diminué. Des milliers de personnes ont protesté contre la présence de la France, qualifiant souvent sa présence d’« occupation ». Lors du rassemblement de vendredi pour soutenir le coup d’État, les Maliens ont porté des pancartes décriant l’ancien colonisateur : « Ce n’est pas un coup d’État. C’est une révolution du peuple », « Arrêtez le génocide de la France au Mali », « Mort à la France et à ses alliés » et « À bas la France et son gouverneur ». [10]

Ce mouvement de contestation de la présence militaire française et la succession des morts de militaires français au Sahel risquent à court terme de fragiliser la légitimation de l’intervention militaire. Or celle-ci ne pouvant pas se justifier sur la base de ses objectifs impérialistes réels, ne peut espérer obtenir une adhésion de l’opinion publique (ou du moins une indifférence) qu’en orchestrant une mise en scène du danger « terroriste » à l’extérieur comme à l’intérieur de l’hexagone.

Gouverner c’est anticiper et Macron ne manque pas d’anticiper cette crise de légitimité des OPEX en diffusant une grille d’explication en terme de « guerre des civilisation » comprenant logiquement la construction d’un danger « terroriste » à l’extérieur et « séparatiste » à l’intérieur. Telle est la seconde cause de la surchauffe idéologique et de l’inflation législative sécuritaire et autoritaire de la fin de l’année 2020.

Forces, faiblesses et contradictions de la résistance au tournant autoritaire

L’anticipation gouvernementale consiste donc à préparer l’appareil d’État à la guerre (extérieure et intérieure) d’une part et à tenter de fabriquer le consentement de l’opinion publique à cette guerre d’autre part.
Le vocabulaire et la sémantique de la guerre n’ont jamais été aussi présents : « conseil de défense sanitaire », « nous sommes en guerre », « ennemis de l’intérieur », « alliés objectifs de l’islamisme », « les nouveaux munichois », etc.

Le martèlement du discours de guerre est à la hauteur de la colère sociale. Son ampleur souligne la difficulté rencontrée par le gouvernement dans la réalisation de son objectif de légitimation d’une société de contrôle. Les manifestations publiques de rejets des nouvelles lois sont massives et ce en dépit du contexte sanitaire.
Après les Gilets Jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites, celui contre les violences policières et celui des sans-papiers, etc., se sont des centaines de milliers de manifestants qui défilent régulièrement contre les nouveaux projets de loi liberticides. La diversité des participants met en exergue une « convergence des luttes » en marche.

Celle-ci est d’autant plus menaçante pour le pouvoir qu’elle n’est pas le résultat d’un appel par en haut d’organisations, de partis ou d’associations mais qu’elle s’origine d’une accumulation d’expérience par le bas. Si la force du mouvement de résistance est réelle, celui-ci se caractérise également par des contradictions qui le fragilisent. Celles-ci révèlent les angles morts persistants à propos de l’islamophobie et de l’immigration.

Les contradictions d’une résistance

Alors que l’ensemble du projet de loi sur la sécurité globale est liberticide, la focale a rapidement été mise par certaines grandes organisations et associations, par la presse et par le discours gouvernemental sur le seul article 24 d’une part et en réduisant l’impact de celui-ci à la seule liberté de la presse d’autre part. Alors que ce projet de loi est un rouage s’articulant à d’autres projets de loi (loi sur les « séparatisme », loi de programmation de la recherche, extension par décrets des fichiers, etc.), la dimension systémique de l’offensive gouvernementale a généralement été mise sous le boisseau.

Cette focale est loin d’être spontanée. Elle résulte d’une orientation politique (consciente pour certains et inconsciente pour d’autres) révélatrice d’une sous-estimation de l’ampleur du tournant sécuritaire et autoritaire en cours. Elle résulte également des effets de l’offensive idéologique gouvernementale. La peur d’être taxé de « complotiste » conduit fréquemment à un renoncement à la dénonciation des stratégies des classes dominantes avec en conséquence le cantonnement de la critique et de la contestation aux dispositions les plus scandaleuses, les plus emblématiques, les plus médiatisées.

La sur- inflation des discours sur le « complotisme » mène ainsi à une autocensure sous la forme du renoncement à la prise en compte des dimensions systémiques c’est-à-dire à une lecture parcellaire de la réalité. Surtout cette focale offre au gouvernement une porte de sortie permettant de sauvegarder l’essentiel en cas de rapport de forces incontournable : sacrifier l’élément pour préserver le système d’ensemble, abandonner l’article 24 pour préserver les autres articles, changer pour ne pas changer.

Cette logique déjà en œuvre dans la contestation de la loi sur la sécurité globale, l’est encore plus à propos de la loi sur les « séparatismes ». La tendance à réduire le mouvement actuel de contestation du tournant sécuritaire à la seule loi sur la « sécurité globale » est patente. Elle se concrétise par l’occultation et l’invisibilisation de la tentative gouvernementale de fonder une « unité nationale » guerrière sur une base islamophobe.

Alors que de nombreux musulmans ou supposés tels étaient sonnés pour certains, tétanisés pour d’autres et apeurés pour d’autres encore, par la violence de l’attaque et par l’accompagnement médiatique de cette loi « confortant les principes républicains », ils ont également subi un sentiment de solitude massif face à l’absence de réaction de certaines grandes organisations ou associations.

Sur cette question également, il convient de se garder de toute tentation d’homogénéisation. La logique du « deux poids, deux mesures » dans la réaction aux deux lois (sécurité globale et séparatisme) ne révèle pas les mêmes motivations selon les différents acteurs. Pour certains la motivation est tactique dans une logique de mettre en avant la loi touchant l’ensemble des citoyens au détriment de celle s’attaquant qu’à un segment de notre société.

Pour d’autres, elle résulte de nouveau d’une logique d’autocensure par crainte d’être accusé d’ « islamo-gauchisme ». Pour d’autres enfin, elle reflète le partage – partiel ou total – de la grille de lecture culturaliste diffusée depuis plusieurs décennies par les gouvernement successifs dont l’islamophobie revendiquée ou honteuse, consciente ou non, générale ou partielle, etc., n’est qu’une conséquence logique. Au-delà de cette diversité des causes, le résultat reste le même : l’invisibilisation de la loi sur les séparatismes est un encouragement objectif au développement d’une islamophobie d’État.

Confronté à une échéance électorale présidentielle impossible à gagner sur la base du bilan de son quinquennat et de la colère sociale accumulée, Macron se voit ainsi conforter dans sa stratégie d’imposition d’un choix contraint Le Pen-Macron dont la seule base idéologique possible est la nostalgie d’empire à des fins de légitimation des ingérences militaires à l’extérieur et l’islamophobie et la guerre contre « l’ennemi de l’intérieur » à des fins de détournement des colères sociales dans l’hexagone.

Au-delà de la séquence actuelle, ce qui se révèle ici se sont les angles morts du logiciel politique d’une partie non négligeable des organisations et associations se revendiquant de l’anticapitalisme sur les questions de l’immigration, de l’articulation entre l’antiracisme et la lutte des classes, de l’impérialisme français et de ses guerres d’ingérences, de la fonction idéologique des discours étatiques sur l’islam, la lutte contre le terrorisme, le communautarisme ou le séparatisme.

La publication par l’historien Gérard Noiriel et le sociologue Stéphane Beaud dans le Monde Diplomatique de janvier 2021 d’un article intitulé « Un militantisme qui divise les classes populaires. Impasses des politiques identitaires » est une excellente illustration de ces angles-morts. Ce qui divise se sont justement ces angles morts réducteurs qui tendent à susciter logiquement en retour des postures réactives pouvant être toutes aussi réductrices.

Les angles morts et leurs conséquences

L’article de Beaud et Noiriel réitère une accusation classique déjà utilisée à de nombreuses reprises dans l’histoire de notre société contre d’autres segments militants. L’accusation de division fut ainsi brandie contre les militants de l’immigration se mobilisant pour l’indépendance de leurs pays au moment du Front Populaire par exemple.
Elle fut aussi mise en avant contre le mouvement féministe dans les années soixante du siècle dernier par exemple.
Elle était également présente dans certaines réactions au mouvement des Gilets Jaunes au début de celui-ci.
Il est inutile donc d’invoquer comme le font nos auteurs une prétendue « américanisation de la vie publique » ou comme d’autres auteurs une « importation » en France de débats États-Uniens. La question en France n’est ni nouvelle, ni vierge de théorisations et de bilans. Nous lui avons consacrée il y a déjà plus d’une décennie un chapitre de notre livre sur les discriminations racistes intitulé « la grille ouvriériste de lecture ».

Ce paradigme est fondé sur une approche « essentialiste » de la classe ouvrière et des milieux populaires rendant invisible la construction historique et systémique d’une hiérarchisation des oppressions et des exploitations. La crainte de la division des dominés conduit par ce processus à nier les discriminations racistes et/ou à les relativiser et/ou à les ramener à quelques déviations racistes isolées. Sous prétexte d’avoir une « cible principale » et de viser l’ « ennemi principal », ce mode d’approche conduit à désarmer la lutte contre les discriminations, voire à la combattre au prétexte qu’elle porterait des dangers pour l’unité. [11]

Rendons cependant justice à nos auteurs, ceux-ci ne nient pas l’existence de discriminations systémiques ou de la ségrégation . Ils critiquent en revanche les militantismes découlant de ces oppressions spécifique comme porteur de divisions au prétexte que les immigrés postcoloniaux et leurs descendants français appartiennent massivement aux classes populaires.

Cette appartenance de classe incontestable aux regard des données statistiques existantes ne signifie cependant pas une communauté complète de condition sociale. Le propre du capitalisme est justement la mise en concurrence de toutes les forces de travail et la segmentation hiérarchisée des classes populaires. Pour ce faire tous les facteurs de différences (le sexe, l’âge, l’origine, etc.) peuvent servir de point d’appuis pour assigner certains à des places de surexploitation.

Pour ce faire tous les héritages idéologiques sont mobilisés (patriarcat, racisme colonial, préjugés culturalistes, etc.) et revivifiés pour légitimer cette construction pyramidale. La division des classes populaires n’est pas en premier lieu une production des mouvements militants mais une donne structurelle du mode de fonctionnement du système social. L’unité de ces classes populaires n’est pas plus une spontanéité. Elle est le résultat du mouvement militant commun à condition que celui-ci intègre dans ses combats et dans son agenda les intérêts des segments les plus exploités des classes populaires.

Tant qu’une oppression spécifique n’est pas prise en compte et intégrée entièrement dans l’agenda, elle donne inévitablement naissance à des mouvements spécifiques. L’unité des classes populaires est un résultat et non une donne de départ. C’est ainsi l’insuffisante prise en compte des discriminations racistes, des violences policières systémiques, de l’islamophobie, des guerres impérialistes et de leurs conséquences en France, etc., qui divisent les classes populaires et non l’existence de mouvement militants luttant contre ces traitements d’exceptions.

Nos deux auteurs inversent le processus en imputant à ces mouvements militants spécifiques la responsabilité des difficultés d’unification des classes populaires. Ceux-ci seraient spécifiés par une approche en terme de « politique identitaire », une « racialisation » des analyses, une démarche centrée sur « l’émotion » et un isolationnisme négateur du besoin d’alliance. Outre l’homogénéisation de mouvements militants parcourus de différences et de divergences tant sur l’analyse de la situation que sur les stratégies souhaitables, cette critique impute à ces mouvements militants les réductions diffusées par les discours politiques et médiatiques dominants.

Ces mouvements militants seraient en quelque sorte « communautaristes » et même « séparatistes ». Rien de nouveau sous le soleil si ce n’est la reprise des leitmotivs de l’idéologie dominante visant à invalider les contestations. Les discours politiques et médiatiques dominants ont ainsi, rappelons-le, réduit la révolte des quartiers populaires de novembre 2005 à un « mimétisme », les mouvement massif contre les violences policières à une importation abusive des débats états-uniens, les manifestations de soutien au peuple palestinien à une importation du « conflit israélo-palestinien » et à une nouvelle « judéophobie », la dénonciation des discriminations à un « racisme antiblanc », etc.

Loin d’être un débat uniquement théorique et général, ces questions traversent notre séquence historique et les échéances militantes actuelles. Elles sont présentes dans la tentation de hiérarchiser les luttes contre les deux projets de loi (sécurité globale et séparatisme), dans le silence plus ou moins important sur le développement d’une islamophobie d’État, dans la faiblesse des réactions à la dissolution d’associations comme Baraka City et le CCIF, etc.

L’occultation et la silenciation d’une partie de la réalité ne peut qu’accroître la division des classes populaires. Cette règle de bon sens est pertinente quelque soit le contexte mais encore plus dans notre séquence actuelle où se déploie une tentative d’instaurer une police de la pensée (loi de programmation de la recherche, accusations inflationnistes d’islamo-gauchisme, imposition de la notion valise « valeurs de la république » comme condition de la liberté d’expression, etc.).

On ne construit jamais durablement et solidement sur la base d’une négation de tout ou partie de la réalité sociale. Il ne suffit pas de brandir en permanence le slogan de la « convergence des luttes » pour que celle-ci progresse concrètement. Encore faut-il que celle-ci ne soit pas imposée comme étant la subordination de certaines luttes à d’autres et de certaines revendications à d’autres.
Pour ce faire il est indispensable de se détourner de toutes les mulétas brandies par le gouvernement pour justement diviser ceux qui devraient être unis et unir ceux qui devraient être divisés.


Voir en ligne : https://ujfp.org/crise-de-legitimit...


[1Martin Untersinger, Le gouvernement élargit par décret les possibilités de fichage, Le Monde du 6 décembre 2020, consultable sur le site lemonde.fr.

[2Thomas Amossé, Lise Bernard, Marie Cartier, Marie-Hélène Lechien et Yasmine Siblot, Une exploration des classes populaires à partir de leurs fractions médianes, in Collectif, Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, Raison d’Agir, Paris, 2020, pp. 51-52.

[3Cité in Olivier Masclet, Subalternes dans une « société de semblables », in Collectif, Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, op. cit., 21.

[4Emmanuel Macron, allocution du 12 mars 2020, consultable sur francetvinfo.fr du 12 mars 2020.

[5Maxime Combes et Olivier Petitjean, Derrière ces milliards d’euros d’argent public se pérennise le détournement sans condition des ressources de l’Etat au profit d’intérêts privés, Le Monde du 30 novembre 2020, consultable sur le site lemonde.fr.

[6Maxime Combes et Olivier Petitjean, Derrière ces milliards d’euros d’argent public se pérennise le détournement sans condition des ressources de l’État au profit d’intérêts privés, Le Monde du 30 novembre 2020, consultable sur le site lemonde.fr.

[7Julien Malizard, Dépenses militaires et croissance économique dans un contexte non linéaire, Revue économique, n° 3, 2014, p. 602.

[8Article de la « rédaction », Les opérations militaires extérieures de la France (OPEX), Vie publique, consultable sur le site vie-publique.fr.

[9Olivier Pironet, Le flop d’Emmanuel Macron, Le Monde Diplomatique, Manière de voir, n° 174, décembre 2020-janvier 2021, consultable sur le site monde-diplomatique.fr

[10Malgré le coup d’Etat et la défiance des Maliens, la France maintient l’opération « Barkhane », Le Monde du 27 août 2020, consultable sur le site lemonde.fr.

[11Saïd Bouamama, Les discriminations racistes : Une arme de division massive, L’Harmattan, Paris, 2010, pp. 65-66.

   

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