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La première sorcière a été trouvée à l’Université de Varsovie
vendredi 10 juin 2022 par Bruno Drweski (ANC)
Après la parution de l’article d’Andrzej Szeptycki intitulé « La nécessité urgente de dépoutiniser l’université polonaise » (https://wyborcza.pl/7,75968,28277415,pilnie-potrzebna-deputinizacja-polskiej-nauki.html?disableRedirects=true) paru dans Gazeta Wyborcza, le 30.03.22 (dont le directeur est l’ancien dissident Adam Michnik), le processus prévu d’épuration par l’auteur et ses collègues a démarré. La première victime (On doit poser la question si ce sera la dernière ?) a été l’un des éminents politologues polonais, le professeur Stanisław Bieleń, du Département des études orientales de l’Université de Varsovie, spécialisé, entre autres, dans les questions d’identité dans les relations internationales, la politique étrangère russe, le rôle international des puissances, les stratégies et les méthodes pratiquées dans les négociations internationales.
Cette question a mûri depuis 2014, date de la mise en scène d’un coup d’État en Ukraine, dont aucun des politologues de renom ne doutait de la nature. La tentative faite par le professeur Bielen de montrer le visage de ce coup d’État à partir d’une analyse scientifique lui a valu d’être qualifié sous le néologisme de « philorusse ».
Puis en 2017, le prof. Bielen a organisé une conférence très intéressante du point de vue de la recherche scientifique sur le centenaire de la Révolution d’Octobre, et qui a été accueillie avec aigreur dans sa faculté, rien qu’à cause de son titre. Les chercheurs impliqués dans les relations russo-polonaises se sont plaints dès cette époque du fait qu’en raison de la politique menée par l’État polonais, les contacts scientifiques avec les chercheurs de Russie avaient été rompus, ce qui contribuaient à restreindre leurs capacités de recherches.
« L’opération spéciale » menée par la Fédération de Russie en ce moment en Ukraine a déclenché des mesures plus sévères encore à l’encontre du professeur. Ses collègues opposés aux idées de négociations qu’il a avancées ont réussi à former un « groupe d’initiative » dirigé par le président du comité étudiant de l’université, qui a inclus dans ses dénonciations tout ce qu’on pouvait imaginer comme mauvaise foi à son encontre : discrimination sexuelle, langage vulgaire, harcèlement sexuel, sourire forcé à adresser à l’enseignant, etc.
Ces accusations citées plus tard par le doyen comportaient un tas d’absurdités, mais on a quand même dû au final omettre ce qu’on avait pu trouver dans les médias, à savoir la discrimination envers les étudiants ukrainiens ...ceux-ci ayant déclaré qu’ils n’avaient jamais subi de discrimination de la part du professeur Bielen, et qu’au contraire, il les avait aidés à parfaire leur niveau de savoir et de réflexion critique.
Ceux qui connaissent le professeur Bielen ne peuvent qu’être étonnés à la lecture de ces « révélations ». Lui-même était bien conscient depuis longtemps du type de costume qu’on voulait lui tailler puisque l’un des propagateurs les plus zélés de la « dépoutinisation dans la science polonaise », Andrzej Szeptycki, a consacré une introduction dans l’article susmentionné précisément à sa personne, tout en n’osant pas mentionner en toute lettre le nom de Bielen.
La situation s’est aggravée quand le professeur Bielen a écrit des articles portant sur le présent conflit en Ukraine et ses causes, où il estimait qu’on ne pouvait réduire celui-ci à la seule « agression russe » (entre autres, l’article “Czas dramatu” [“Le temps du drame”] - https://myslpolska.info/2022/02/27/czas-dramatu/ publié dans Myśl Polska et sur le site du Département de Théorie politique de la Faculté des sciences politiques de l’Université de Varsovie). Cet article a incité ses adversaires à réagir dans l’urgence.
Le 12 mai 2022, le Prof. Bielen a donc été convoqué par le doyen de l’Université de Varsovie pour un entretien, avec la participation du vice-doyen, du plénipotentiaire du doyen à l’égalité et du vice-doyen pour les affaires académiques (soit un rapport de quatre contre un). Au cours de cette réunion, le prof. Bielen a été soumis à un barrage d’insultes, de calomnies et de mensonges. Ce qui n’était pas surprenant, car le doyen n’est pas seulement célèbre pour son impulsivité, mais aussi pour sa culture spécifique de la communication, basée sur l’insulte envers ses interlocuteurs.
Les deux doyens lui ont alors remis une lettre avec la décision de lui retirer immédiatement l’enseignement de la matière « Négociations internationales », le Recteur de l’Université ne réagissant pas quant à lui. L’accusation contre le professeur Bielen a été renvoyée au final à la Commission de discipline de l’Université.
Personne dans la communauté académique en tous cas n’a osé prendre la défense du professeur, pas même les chercheurs du département de droit de l’université qui auraient dû être les premiers à s’occuper d’un tel cas. Les seuls juges ont été les étudiants et anciens étudiants ukrainiens du séminaire de maîtrise du professeur qui ont nié les allégations de persécution en raison de leur nationalité. Mais cela n’aura sans doute pas d’influence sur la suite de la procédure.
Le cas du professeur Bielen – aussi scandaleux soit-il, ne concerne en fait pas que lui qui est, faut-il le rappeler, employé à plein temps par l’Université de Varsovie depuis 46 ans car cela montre comment un groupe « d’activistes » ayant des objectifs spécifiques peut facilement décider de la politique du personnel d’une université, en utilisant souvent un groupe d’étudiants sélectionnés dans ce but.
Il suffit de parcourir la production scientifique du professeur Bielen pour constater qu’il est une des figure les plus remarquable de la science politique polonaise. Ce n’est donc pas la première fois que de telles personnes constituent une épine dans la chair de chercheurs moins reconnus, d’autant plus que la jalousie est un trait bien répandu dans les milieux scientifiques.
Cela n’est pas non plus surprenant compte tenu de la façon dont l’État polonais est actuellement géré, puisqu’il a considérablement abaissé les normes de qualification pour les personnes employées dans le domaine scientifique ou dans la sélection des administrateurs universitaires, ce qui a été bien illustré par une série d’articles parus dans la revue « Questions scientifiques » (- https://www.sprawynauki.edu.pl/archiwum/dzialy-wyd-elektron/284-naukowa-agora-el/4714-bylem-pracownikiem-itme-requiescat-in-pace – « j’étais un administrateur universitaire »).
On peut donc constater à partir du cas du professeur Bielen ou d’autres collègues comment l’université a cessé d’être une université. Ce n’est plus un lieu de discussions scientifiques, idéologiques et factuelles ouvertes et ardentes, où s’exerce l’esprit critique et où règne la liberté d’expression (malgré les annonces de l’actuel ministre Czarnek). Il s’agit d’un niveau scolaire prolongeant la même logique que l’école secondaire, organisée sur le modèle d’une entreprise privée ou d’une société privée, dont le but est le profit (entre autre, par le biais d’études rémunérées).
Et puisque nous avons affaire à une entreprise, les personnes qui y sont employées doivent effectuer des activités strictement définies, sans développer des questionnements liés à leur domaine de recherche parce qu’ils ne voudront pas risquer de perdre leur emploi.
Nous avons donc affaire à un déni de la pratique scientifique, qui, par principe, ne peut se développer que par le biais d’une confrontation de points de vue, une discussion argumentée et non pas par la calomnie et les invectives. Il n’est dès lors pas étonnant que les universités polonaises occupent une place si basse dans les classements mondiaux et que les plus talentueux de nos collègues émigrent à l’Ouest où ils croient trouver un terreau plus efficace pour leurs recherches.
Le cas du professeur Bielen montre la politique de censure introduite dans la science alors même que ce cas montre bien qu’aucune de ses thèses ne devrait être condamnée comme contraire à la loi. Nous devons à cette occasion rappeler le précédent qui s’est produit le 2 mai 2018 à l’occasion de la conférence scientifique (philosophique) « Karl Marx 1818-2018 » organisée par l’Université de Szczecin à Pobierowo quand celle-ci a été envahie par des policiers en raison d’ ...un signalement de possible violation de l’article 256, § 1, du Code pénal, interdisant la propagation d’un régime totalitaire ( https://www.gazetaprawna.pl/wiadomosci/artykuly/1123249,interwencja-policji-na-konferencji-naukowej-w-pobierowie.html).
Aujourd’hui, conscients de ce précédent et ne voulant pas être eux-aussi placés sur le registre des chercheurs potentiellement « opposés à la démocratie », les enseignants-chercheurs polonais pratiquent l’autocensure et ne traitent plus de sujets qui peuvent être interprétés par les autorités comme « philorusses ». Ainsi, il est devenu difficile d’imaginer pouvoir tenir une conférence scientifique sur, par exemple, le « bandérisme en Ukraine », puisque même Wikipédia et les sources Internet sur ces sujets sont réécrites.
La liberté d’expression dans les universités pas seulement polonaises aujourd’hui a donc cessé d’exister avec l’attaque massive de la censure par les médias « mainstream », en collusion avec les pouvoirs. Cette tendance s’est intensifiée depuis 2014, date du coup d’État en Ukraine, comme le montre l’essai du professeur Linus Hagström de l’Université de défense suédoise, qui a subi l’ostracisme pour avoir publié en 2015 un article affirmant que la Suède ne devrait pas rejoindre l’OTAN. (https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14484528.2019.1644986).
Il en a été de même de la part d’un groupe d’étudiants de l’université de Chicago qui ont ciblé une figure aussi reconnue de la science politique mondiale que le professeur John Mearsheimer qui soutient que la destitution violente du président ukrainien élu en 2014 constituait un coup d’État et que les problèmes qui s’en sont suivis en Ukraine sont de la faute de l’Occident ( https://www.thecollegefix.com/students-target-uchicago-political-scientist-for-sharing-ukraine-opinion/).
À l’inverse, il faut citer comme exemple les autorités de l’Université de Bonn, qui, elles, ont su conserver leur honneur car, après des plaintes d’un groupe d’étudiants concernant les déclarations du professeur Ulrike Guérot sur le conflit en Ukraine, elles ont déclaré que les universitaires s’expriment dans le cadre de la liberté académique garantie par la Loi fondamentale de la RFA, que les déclarations individuelles ne reflètent aucunement les positions de l’Université de Bonn, et qu’il n’y a donc aucune conséquence directe à prendre contre le professeur Guérot ( https://www.wnp.pl/rynki-zagraniczne/niemcy-ekspert-ds-europy-wschodniej-profesor-uniwersytecka-namawia-do-pacyfikacji-ukrainy,588123.amp ; https://ga.de/bonn/stadt-bonn/bonner-studenten-kritisieren-ulrike-guerot-fuer-ukraine-aussagen_aid-69528145 ).
Bref, le combat pour les libertés académiques se déroule aujourd’hui à l’échelle internationale et soutenir le professeur Bielen à l’Université de Varsovie fait partie de notre lutte pour sa liberté académique et la nôtre, puisque c’est tout le développement de la société qui est rendu possible grâce aux recherches scientifiques qui doivent être menées sans censure et sans contraintes de la part des pouvoirs.
Ce que nous sommes censés savoir depuis la sortie du Moyen-âge.
Bruno Drweski (sur la base de l’article paru dans « Sprawy Nauki »)