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McKinsey a secrètement conseillé l’industrie du tabac, puis de la vape, sur plus de soixante ans
dimanche 9 octobre 2022 par Comité national contre le tabagisme |
Afin de mieux connaitre à qui Macron demande conseil. MC Kinsey représente la quintessence de la morale capitaliste. Tout pour le fric ! (JP-ANC)
Le célèbre cabinet McKinsey & Company a conseillé Altria et plusieurs autres multinationales du tabac jusqu’en 2021, ainsi que la société JUUL de 2017 à 2019, tout en exerçant à partir de 2009 pour la FDA ainsi que pour d’autres institutions de santé. Le célèbre cabinet, déjà mis en cause pour son rôle dans l’actuelle épidémie d’opioïdes aux États-Unis, se réfugie derrière le principe de la loyauté envers ses clients.
Dans un livre à paraître début octobre 2022, les journalistes d’investigation Walt Bogdanich et Michael Forsythe retracent les nombreux liens établis entre le cabinet de conseil McKinsey & Company et les industries du tabac et de la vape [1]. Cet historique, jusqu’ici mal connu, est d’autant plus dommageable que McKinsey est devenu, depuis une vingtaine d’années, un partenaire régulier des autorités de nombreux pays dans le domaine de la santé publique.
Une longue histoire de conseil de l’industrie du tabac
Fondé en 1926 et surnommé « la firme » en interne, le cabinet McKinsey & Company, délivre des conseils et des recommandations stratégiques, tant à des grandes entreprises qu’à des institutions ou des gouvernements. Implanté en France depuis 1964, le groupe est présent dans 66 pays et compte 20 000 salariés. Selon le magazine américain Forbes, son chiffre d’affaires était en 2019 de 8,3 milliards d’euros.
Les relations de McKinsey & Company avec Philip Morris commencent dès 1956, lorsque le cigarettier mandate le cabinet pour un audit complet de son appareil de production. Les recommandations de McKinsey conduiront à la mise en place d’un département dédié à la recherche, et au passage d’une logique de production agricole à une approche plus scientifique, notamment afin de déterminer le niveau de nicotine suffisant pour générer une addiction des fumeurs [2].
Au cours des années 1960 à 1990, le cabinet étend sa clientèle à la plupart des autres grands producteurs du tabac : R.J. Reynolds, Lorillard, Brown & Williamson, British American Tobacco (BAT), Japan Tobacco International (JTI), et d’autres encore.
Dans une étude de 1985 pour Philip Morris USA, McKinsey conclut que les produits du tabac étaient les plus rentables de tous les produits d’épicerie sèche, étude que le cigarettier s’empressa de communiquer auprès des détaillants en vue d’accroître l’espace accordé aux produits du tabac. En 1993, au début de la tourmente judiciaire des cigarettiers aux États-Unis, le fabricant de tabac Lorillard recommandait McKinsey à ses collaborateurs « pour leur capacité à résoudre les problèmes et à créer des opportunités ».
Entre 1999 et 2001, McKinsey participe au projet « Cerberus » [3], par lequel BAT, Philip Morris et JTI entendent proposer des « alternatives crédibles », en vue de neutraliser les mesures de lutte contre le tabagisme de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et contenues dans la future Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT, adoptée en 2004).
Les objectifs de ce projet sont de réintégrer les industriels du tabac dans les négociations des politiques publiques de santé dont ils avaient été exclus, tout en restaurant la confiance du public vis-à-vis d’un « produit controversé », en l’occurrence le tabac.
Passerelles entre McKinsey et l’industrie du tabac
McKinsay collabore aussi avec les tierces parties de l’industrie du tabac. En octobre 2017, le cabinet organise ainsi, à Londres, un événement pour la Fondation pour un monde sans fumée (FSFW), un organisme se déclarant indépendant mais exclusivement financé par Philip Morris International (PMI), à hauteur de 80 millions de dollars US annuels [4].
Ce n’est qu’en 2021 que McKinsey a souhaité prendre ses distances avec l’industrie du tabac. De 2018 à début 2020, la firme aurait cependant réalisé au moins 45 millions de dollars US de chiffre d’affaires auprès des quatre majors du tabac (PMI/Altria, BAT, JTI, Imperial Brands), dont 30 millions pour la seule société Altria (ex-Philip Morris USA).
Pour cette dernière, McKinsey a notamment conçu une application smartphone pour les cigarettes Marlboro, et fourni de multiples idées pour conserver ses clients et en conquérir de nouveaux. « Nous formons une même équipe, et travaillons main dans la main », proclamait un diaporama de McKinsey préparé pour Altria.
De nombreux mouvements de personnels sont également observés entre McKinsey et les entreprises du tabac, dans les deux sens : des consultants de McKinsey ont poursuivi leur carrière dans l’industrie du tabac ou dans la Fondation pour un monde sans fumée, et des cadres de cette industrie ont par ailleurs rejoint le cabinet.
L’un des plus notables exemples de ces mouvements est Eddy Pirard, qui fut manager chez McKinsey de 1991 à 1995, avant de rejoindre le fabricant de tabac Gallaher en 1998, puis de gravir les échelons pour devenir, depuis 2017, président-directeur général de JTI [5], Gallaher ayant été acquis par JTI en 2007.
Conflits d’intérêts autour de la FDA
Fort de son expertise acquise auprès de centres hospitaliers et d’institutions publiques, McKinsay a aussi conseillé la Food and Drug Administration (FDA) étatsunienne à partir de 2009, au moment où les pouvoirs de celle-ci étaient étendus aux produits du tabac.
Pour un montant total de 77 millions de dollars US, McKinsey interviendra plus de trente fois pour la FDA, dont plusieurs impliquant ou destinées au Centre des produits du tabac, qui réglemente les produits du tabac et de la nicotine.
Les interventions pour la FDA étaient très diverses, allant d’une réorganisation des services à des orientations stratégiques sur « l’influence des comportements, des opinions et des pratiques qui sont contraires aux objectifs » de la réglementation antitabac2.
Les dirigeants de la FDA, actuels ou anciens, interrogés au sujet de McKinsey se sont déclarés « effarés et surpris » de découvrir aujourd’hui les liens du cabinet de conseil avec l’industrie du tabac, qui semblent être restés inconnus – ou méconnus.
Interrogé sur le conflit d’intérêts que peut susciter cette position, un porte-parole de McKinsey a déclaré n’y voir aucun problème, puisque la firme n’aurait jamais conseillé la FDA sur un produit spécifique.
Au service de l’industrie de la vape
D’autres produits de la nicotine ont aussi bénéficié des prestations de McKinsey. En 2015, la firme est contactée par JUUL, un fabricant de cigarette électronique qui souhaite explorer le marché du cannabis. McKinsey déclinera cette mission sous motif que le cannabis n’était, à l’époque, pas encore légal, mais deviendra un prestataire de JUUL à partir de 2017.
La réputation de JUUL commençant déjà à se ternir à cette époque, c’est sous le sceau du secret que de nombreuses missions ont été accomplies pour JUUL par McKinsey, concernant la marque, l’organisation, l’évaluation des arômes, la vente au détail, la prévention auprès des jeunes ou encore les questions de réglementation2.
McKinsey a notamment conseillé JUUL lorsque cette société fut mise en cause par la FDA pour son rôle dans l’épidémie actuelle de vapotage chez les jeunes et les adolescents. McKinsey a également procédé à des études sur les arômes auprès de jeunes de 13 à 21 ans, sans trouver à redire sur le caractère éthique de cette recherche. Les jeunes interrogés ont désigné la menthe comme leur arôme préféré, laquelle s’est révélée être un des moteurs du marché des cigarettes électroniques chez les jeunes consommateurs.
Accusé d’avoir utilisé les réseaux sociaux, de jeunes influenceurs et de nombreux arômes pour promouvoir ses produits, JUUL a pu mettre fin aux poursuites sur ses pratiques marketing auprès des jeunes à la suite d’un accord avec 34 états étatsuniens conduisant notamment JUUL à verser 438 millions de dollars US.
McKinsey a pour sa part déclaré avoir cessé toute collaboration avec JUUL depuis 2019.
Dans le secteur des cigarettes électroniques, McKinsey a également conseillé Altria, qui souhaitait se lancer sur ce marché. Les propositions de McKinsey en termes de marketing préconisaient d’en faire « le Nespresso de l’e-vapeur », avant de prendre officiellement des distances avec ce client en 2021.
En parallèle de cette activité, Altria, qui a acquis en 2018 des participations dans la société JUUL pour près de 13 milliards de dollars US, a récemment mis fin à sa clause de non-concurrence et cherche aujourd’hui à se désengager de ce partenariat [6].
Au cœur de la crise des opioïdes
Les talents de marketing développés auprès de l’industrie du tabac ont également été mis à profit dans le secteur pharmaceutique. McKinsey a été mis en cause pour avoir conseillé, entre 2004 et 2019, plusieurs laboratoires dans l’extension du marché des opioïdes, et tout particulièrement la société Purdue Pharma.
Cette dernière, produisant notamment l’opioïde OxyContin, entretenait des liens très étroits avec McKinsey, qui aurait conseillé de cibler « les patients à haut risque d’abus » et aurait encouragé la sur-prescription de ces antidouleurs[’Bobelian M, The scandals and hypocrisy behind McKinsey’s sterling reputation, The Washington Post, publié le 29 septembre 2022, consulté le 3 octobre 2022.]].
McKinsey aurait même proposé de financer des travaux de restauration des pharmacies dont les ventes d’OxyContin auraient provoqué une surdose mortelle. Il aurait aussi conseillé à Purdue d’investir dans les traitements de l’addiction aux opioïdes – ce qui n’est pas sans rappeler la démarche de l’industrie du tabac, qui vend des produits censés permettre le sevrage d’autres produits qu’elle commercialise également.
La « crise des opioïdes » a entraîné, aux États-Unis, la mort d’environ 500 000 personnes depuis vingt ans. Visé par plus de 2000 plaintes, notamment pour pratiques de marketing trompeuses, Purdue Pharma a fait faillite en 2007. Accusé d’avoir activement contribué à cette épidémie et d’avoir généré 86 millions de dollars US dans ce secteur d’activité, McKinsey était également poursuivi par 47 états.
Pour mettre fin à ces poursuites, la firme a négocié, en février 2021, un accord transactionnel de 573 millions de dollars US [7].
Une somme que de nombreux plaignants estiment insuffisante, redoutant que, comme dans le cas du General Settlement de l’industrie du tabac, l’état fédéral ne conserve et ne réaffecte ailleurs l’essentiel du montant.
Comme c’était le cas pour l’industrie du tabac et d’autres industries polluantes, l’accord a été assorti d’une obligation pour McKinsey de rendre publique l’intégralité des documents internes liés à cette affaire, une disposition inédite pour un cabinet de conseil [8].
Les 114 921 documents visés ont été confiés à l’Université de Californie à San Francisco (UCSF) pour archivage et mise à disposition du public. Mises en ligne le 30 juin 2022, non loin de celles de l’industrie du tabac, ces archives sont aujourd’hui accessibles à tous, permettant aux chercheurs et aux avocats d’éclaircir la responsabilité de McKinsey dans ce désastre sanitaire.
Voir en ligne : https://www.generationsanstabac.org...
[1] Bogdanich W, Forsythe M, When McKinsey Comes to Town : The Hidden Influence of the World’s Most Powerful Consulting Firm, New York, Doubleday, à paraître le 6 octobre 2022.
[2] Bogdanich W, Forsythe M, How McKinsey Got Into the Business of Addiction, The New York times, publié le 29 septembre 2022, consulté le 3 octobre 2022.
[3] Mamudu H, Hammond R, Glantz S, Project Cerberus : Tobacco Industry Strategy to Create an Alternative to the Framework Convention on Tobacco Control, Am J Public Health, September 2008, Vol 98, No. 9.
[4] McKinsey, Tobacco Tactics, publié le 27 août 2020, consulté le 3 octobre 2022.
[5] Eddy Pirard, Tobacco Tactics, publié le 4 février 2020, consulté le 3 octobre 2022.
[6] États-Unis : Juul aura couté cher à Altria, Le Monde du Tabac, publié le 1er octobre 2022, consulté le 4 octobre 2022.
[7] Papenhausen L, $573 Million McKinsey Opioid Settlement Reveals Compliance Best Practices for Life Sciences Companies, White & Case, publié le 17 février 2021, consulté le 3 octobre 2022.
[8] Polle B, Enquête : ce que 114 000 documents internes disent du « McKinsey way », Consultor, publié le 30 août 2022, consulté le 3 octobre 2022.