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« Le goût des révolutions de couleur » : éléments d’analyse
vendredi 9 février 2024 par Odette Auzende
Cet article est en fait un compte-rendu de quelques articles traduits et choisis d’un livre qui est paru en Biélorussie où plusieurs auteurs analysent une vingtaine de « révolutions colorées » qui, à leur avis, ont été plus ou moins orchestrées sous l’égide d’organisations « non » gouvernementales visant des gouvernements ne plaisant pas au gouvernement des Etats-Unis. Il s’agit dans cet ouvrage d’essayer de comprendre la trame générale qui permet de constater la répétition d’un scénario plus ou moins bien huilé selon les cas d’opérations qui ont l’apparence de révolution tout en étant l’exact contraire d’une vraie révolution, qui nécessite un bouleversement politique visant à changer fondamentalement la structure sociale et économique d’un pays. Nous avons ici affaire à une tentative de réflexion dans un des pays qui a été visé en 2020 par une tentative non réussie de « révolution colorée ».
La Rédaction
« Le goût des révolutions de couleur » [1] (2013) est un projet international du centre d’analyse ECOOM [2] et de la maison d’édition « Belarus Aujourd’hui ».
Des auteurs de plus de 20 pays montrent leur vision du phénomène des « révolutions colorées », autour d’une idée centrale : « une révolution de couleur » n’est pas une révolte sociale, ni un phénomène spontané ni une protestation politique, mais une « technologie », typiquement américaine ou britannique, qui permet de manipuler une société dans l’intérêt d’atteindre certains objectifs ». C’est cette vision qui est mise de l’avant dans cet ouvrage dans la vingtaine de pays étudiés.
Nous allons dans un premier temps examiner la notion de « révolution de couleur » telle que la considèrent les auteurs des divers chapitres du livre, puis étudier quelques exemples et voir si ces exemples sont, ou non, des « révolutions de couleur », selon la définition donnée plus haut par les auteurs du travail eux-mêmes.
Qu’est-ce qu’une « révolution de couleur » ?
Une « révolution de couleur » apparaît dans un contexte bien précis ; il y a des principes de mise en œuvre, des modes de déclenchement, des conditions qui la favorisent. Nous allons étudier successivement chacune de ces rubriques.
Le contexte nécessaire à une « révolution de couleur »
Une « révolution de couleur » ne peut se mettre en place que dans la sphère spirituelle et morale, ce qui est irréalisable dans un espace qui rassemble les gens en une seule communauté politique unifiée consciente, un seul peuple donc, par opposition à une situation où s’est réalisé un processus d’atomisation de la société et où les intérêts personnels prévalent sur les intérêts publics.
De nos jours, dans nos sociétés, les jeunes sont plongés dans des formes ludiques et divertissantes de perception de la réalité où le plus grand pouvoir appartient aux médias et aux moyens de communications de masse, où l’utilisation créative des réseaux sociaux en ligne revêt une importance cruciale. Cela peut permettre, par la création de conditions propices à une aggravation de la situation intérieure, d’exalter le potentiel de protestation nécessaire et ne nécessite finalement que des coûts minimes. On remarquera que les auteurs de l’ouvrage analysé ici n’accordent pas trop d’importance aux facteurs économiques et aux différences de classes existant dans la société.
Principes de mise en œuvre
La théorie des « structures virtuelles » est mise en œuvre. Son essence consiste en la transmission à l’individu de messages créant artificiellement des besoins, au détriment de ses propres intérêts fondamentaux et de ceux de l’État. Cela se fait en transformant les valeurs historiques dans diverses couches de la société, et en créant, par l’utilisation généralisée des technologies numériques, une dissonance cognitive, lorsque la vérité et le mensonge deviennent indiscernables.
En conséquence, certains citoyens perdent la capacité d’analyser l’information, ont une vision simplifiée de la réalité, créent une pensée en essaim, donc ce sont des conditions idéales pour gérer et manipuler la conscience publique et individuelle. C’est ce phénomène de la société post-moderne surmédiatisée qui constitue la base du potentiel de protestation indispensable à une « révolution colorée ».
Un système à long terme d’influence, sur les jeunes en particulier, peut alors être formé, à travers divers fonds, programmes et projets éducatifs, l’introduction du processus de Bologne et le culte de l’individualisme. Des chaînes Telegram spéciales sont créées, le potentiel des « opinions alternatives » et les projets de réseau sont activement utilisés, leur financement étant assuré par un réseau de divers types d’organisations internationales « non gouvernementales », de fondations et de structures privées, de centres d’information et d’analyse situationnelle déployés à l’étranger.
Ces structures d’information alternatives travaillent à discréditer le gouvernement et ses représentants. Une « révolution de couleur » ne présuppose pas la présence d’une idéologie, mais repose au contraire uniquement sur des slogans critiques envers le gouvernement sans proposer de projet social alternatif.
Des dirigeants promus « artificiellement » peuvent être proposés. Ils ne sont généralement associés à aucun parti mais se considèrent comme les principaux porteurs des « valeurs nationales » ou « universelles ». Internet peut alors être monopolisé par les opposants politiques à l’État : il fournit des canaux de contrôle de réseau fiables et crée l’illusion d’une protestation générale. Les manifestations antigouvernementales sont grossies par des techniques de filmage sélectionnées et les groupes s’y opposant sont ignorés ou minimisés.
Des campagnes de propagande et de désinformation à grande échelle, visant à attiser les sentiments antigouvernementaux et à lancer des manifestations de masse, convainquent une partie importante de la population de la « nécessité d’un changement révolutionnaire ». Une opinion publique négative se forme alors, créant l’illusion d’une protestation générale.
Déclenchement d’une « révolution de couleur »
C’est le vote aux élections qui devient généralement le point de départ de la « révolution colorée ». L’algorithme mis en œuvre suppose les étapes traditionnelles suivantes :
- agitation dans les bureaux de vote ;
- enregistrement de « violations » ;
- décompte « alternatif » des votes ;
- désaccord avec les résultats ;
- accusation de falsification envers les autorités ;
- organisation de provocations ;
- impact massif de cette information sur les citoyens ;
- création d’une image de protestation générale ;
- appel à la « communauté internationale » pour demander la non-reconnaissance des résultats ;
- défilés de partisans de l’opposition dans la rue ;
- affrontements avec les agents des forces de l’ordre ;
- émeutes de masse ;
- déclaration de victoire du chef de l’opposition ;
- prise du pouvoir par le « carré » ;
- soutien des pays « démocratiques » ;
- passage de représentants des forces de l’ordre aux côtés des opposants aux autorités ;
- légitimation des résultats du choix du « peuple » ;
- tentative de créer un « sacrifice ».
Comme incitation supplémentaire, on peut éventuellement voir apparaître un groupe militaire aux frontières de l’État et une déclaration de volonté de soutenir les forces « démocratiques »…
Conditions favorisant une « révolution de couleur »
Un certain nombre de conditions favorisent la réussite d’une « révolution de couleur » :
- l’existence d’une opposition radicale qui veut se venger, sous couvert de soutenir un candidat indépendant,
- l’absence d’une structure hiérarchique centralisée des opposants, pour gérer le potentiel de protestation de citoyens ayant des opinions politiques et socioculturelles différentes, entraînant une idée commune : l’exigence de la destitution du pouvoir,
- une présence faible dans l’espace d’information d’opposants « traditionnels » au pouvoir, abordant les questions d’actualité de la vie socio-politique,
- l’utilisation massive des canaux numériques pour mobiliser les citoyens, notamment les jeunes (étudiants universitaires, jeunes informaticiens, « yuppies », lycéens et étudiants),
- l’application de méthodes du suivi de la conscience sociale des citoyens, tenant compte de leur niveau d’activité politique, de leur potentiel de protestation et de leur état émotionnel,
- l’analyse opérationnelle de toute initiative des structures de pouvoir, suivie d’une réponse rapide aux changements de situation et de la mise en œuvre de contre-mesures utilisant les ressources de communication, qui permettent la domination dans l’espace d’information,
- la combinaison de ces composantes et le pouvoir de la « protestation sociale », qui peuvent intensifier constamment le niveau de protestation à travers la production continue d’informations et leur transmission aux consommateurs en temps réel.
Exemples de révolutions
Une vingtaine de révolutions colorées sont présentées dans le livre, mais toutes ne sont pas, à notre avis, des « révolutions de couleur » ou n’en présentent qu’une partie des caractéristiques. Certaines ont réussi, d’autres pas. Nous en étudions quelques-unes, par ordre chronologique.
La France : les événements de mai 1968
La France de 1968 était un pays prospère où personne ne s’attendait à une révolution. Le développement était associé à une transformation profonde et très rapide de la société, principalement avec l’exode des zones rurales et l’arrivée de masses ouvrières dans les usines. L’opinion publique était agitée par la guerre du Vietnam, à laquelle s’opposaient les jeunes Américains. L’extrême gauche pro-nord-vietnamienne et l’extrême droite pro-sud-vietnamienne et pro-américaine s’opposaient, tandis que de Gaulle souhaitait organiser des négociations de paix. Enfin, c’était une période d’affrontement entre forces prosoviétiques et pro-chinoises à l’intérieur de la gauche révolutionnaire.
Sartre peut être considéré comme l’un des inspirateurs de Mai 68. Il encouragea les jeunes cercles de la bourgeoisie parisienne à déclarer leur « révolutionnisme [3] », leur internationalisme et leur libertarisme. Mai 1968 fut de fait constitué de deux mouvements presque indépendants : le mouvement étudiant, inégalement politisé, hédoniste et extrémiste de gauche, qui commença à l’université de Nanterre, et le mouvement ouvrier, issu de différents groupes de travailleurs, y compris les non syndiqués, dont beaucoup étaient des paysans mal intégrés et mal protégés, d’où sont sortis les grévistes les plus déterminés luttant pour des droits sociaux encore inexistants.
Ces deux mouvements n’avaient rien de commun, cependant, ils se sont produits presqu’au même moment et le mouvement étudiant a tenté de diriger les travailleurs à l’aide de slogans de gauche.
De Gaulle craignait une prise de pouvoir imminente par la CGT et le PCF, ce qui explique son déplacement à Baden-Baden pour négocier avec l’URSS. L’auteur affirme que le Parti communiste y croyait également, mais qu’il ne voulait pas renverser l’ordre socio-politique dans lequel il commençait à s’intégrer et à peser sur toutes les questions politiques.
D’après l’auteur, il s’agissait essentiellement d’une lutte anti-culturelle, visant à détruire la culture traditionnelle telle qu’elle existait encore en 1968, mais le mouvement de contestation n’offrait de fait aucun renouveau culturel : il n’y avait que « moquerie – déconstruction – destruction » des valeurs sociales, morales et culturelles. Aucun des slogans étudiants n’était positif. C’était une bataille contre les racines et les fondements de tout ordre. La création d’un tel vide culturel a logiquement ouvert la porte à une américanisation cosmopolite de la société.
Les accords de Grenelle du 27 mai, négociés entre Pompidou, le patronat et les syndicats, donnèrent de nouveaux droits syndicaux dans les entreprises, l’augmentation du salaire minimum de 35 %, le paiement des jours de grève à 50 %, etc. De Gaulle organisa ensuite des élections législatives anticipées. Les élections des 23 et 30 juin s’achevèrent sur un raz-de-marée électoral pour les gaullistes, dont le groupe emporta la majorité absolue à l’Assemblée nationale.
Mais en avril 1969, lors d’un référendum proposé par de Gaulle, la campagne du « Non » coalisa toutes les forces antigaullistes. Le non l’emportant par 52,41% des voix, de Gaulle démissionna le soir même de la Présidence de la République.
Les leaders des masses adolescentes devinrent des semi-intellectuels médiatisés, des journalistes de mode, des hommes politiques et des hommes d’affaires qui vinrent surtout au final grossir les rangs du Parti socialiste de Mitterrand, leur ancien partenaire. Et c’est ce parti qui gouverna par la suite la France de 1981 à 1995 et de 2012 à 2017 et conserva, selon l’auteur, un « internationalisme » sans limites, un européisme, une hostilité envers la Russie, une sympathie pour le sionisme ainsi qu’un mépris pour l’histoire et l’État national.
Malgré l’ouverture des archives, mai 68 reste un événement plein de mystères : d’après l’auteur, il y eut participation notable de groupes transnationaux, Israël joua un rôle dans leur formation, ainsi que la Grande-Bretagne avant et après les événements par ses liens étroits avec Pompidou, l’École de Francfort y participa aussi…
Mais si on a pu parler du rôle des USA, et certains même de la Chine, l’auteur n’en parle pas. Les preuves manquent. Cependant la chute de de Gaulle était souhaitée par ces puissances et d’autres. Cela est d’autant plus évident que le mouvement étudiant de mai 1968 était en fait faible et plutôt mal organisé. Et le fait que cela ait d’une certaine façon réussi en 1969 est déroutant.
Il semble donc difficile, selon nous, de classer les événements de mai 1968 comme une « révolution de couleur ». Les USA ont certainement analysé ces événements pour en tirer des leçons, mais pour nous, ce ne sont pas eux, empêtrés dans les manifestations anti-Vietnam, qui les ont provoqués et dirigés. Il est par contre indéniable que c’est le mouvement des jeunes Américains contre la guerre du Vietnam qui a provoqué une réaction auprès des jeunes Européens.
Le Portugal : la « révolution des œillets » de 1974 à 1976
Depuis 1932, le Premier ministre António Salazar avait créé un régime politique original au Portugal avec le soutien des Britanniques, de la bourgeoisie catholique et de l’armée. C’était un régime mixte, très conservateur, soutenu par les classes qui l’avaient porté au pouvoir. L’empire colonial (Cap Vert, Guinée-Bissau, Angola, Mozambique, etc.) servait de base pour restaurer la puissance portugaise.
Menacé dans ses colonies à la fois par l’URSS et par l’Angleterre néocoloniale (et qui ont soutenu les combattants pour l’indépendance africaine) et des États africains indépendants, le Portugal fut contraint d’envoyer de plus en plus de troupes dans les territoires d’outre-mer, ce qui conduisit à un rôle croissant des soldats dans le régime politique et dans la société. L’enlisement après plus de dix années de guerre fit de plus en plus de victimes parmi les jeunes enrôlés par la conscription et parmi les officiers engagés.
Les guerres coloniales devinrent ainsi l’un des terreaux de la révolution.
En 1968, António Salazar fut remplacé par Marcelo Caetano et le régime entra dans une phase d’affaiblissement. Les affrontements commencèrent, les gouvernements se succédèrent, une crise économique et financière commença. En 1973, cette opposition s’organisa : des officiers de carrière créèrent le Mouvement des Forces Armées (MFA).
Le 25 avril 1974 eurent lieu les opérations de coup d’état pour renverser le régime, notamment sous l’impulsion et l’organisation du capitaine Otelo de Carvalho. En quelques heures, le pouvoir s’effondra. Durant ces opérations, des milliers de Portugais descendirent dans la rue, se mêlant aux militaires insurgés. L’un des points centraux de ce rassemblement fut le marché aux fleurs de Lisbonne, à ce moment-là richement fourni en œillets.
Certains militaires insurgés mirent cette fleur dans le canon de leur fusil, donnant ainsi un nom et un symbole à cette révolte. Marcelo Caetano remit le pouvoir au général Spínola, qui s’était rapproché du MFA et avait manifesté avant les événements sa tendance à critiquer la conduite du pouvoir précédent, sans toutefois rompre de façon claire avec les politiques conservatrices.
Le premier gouvernement provisoire dura du 15 mai au 6 juillet, le deuxième gouvernement fonctionna du 17 juillet au 30 septembre, déjà opposé à Spinola. Le 21 septembre, le principe de l’indépendance des colonies africaines fut accepté contre son gré par le général Spinola, une guerre civile éclata entre le MFA et la droite de Spinola, qui appela à l’écoute de la « majorité silencieuse » contre la radicalisation politique en cours. En raison de l’instabilité politique, une crise économique et financière commença.
Le gouvernement s’orienta vers l’extrême gauche et on assista à une radicalisation et à une nationalisation de l’économie. Il y eut des arrestations de personnalités d’extrême droite, une foule attaqua l’ambassade américaine à Lisbonne. En mai 1975 et presque tout l’été, l’auteur affirme que des combats de rue eurent lieu au Portugal, l’effondrement économique s’intensifia et l’autorité gouvernementale fut ignorée dans les provinces.
Cela dura deux ans et s’aggrava progressivement au fil du temps, « en partie à cause des oscillations entre le communisme, l’extrême droite et le socialisme, ainsi que de décisions hâtives : l’empire colonial était laissé au dépourvu, l’économie était désorganisée, le pays était divisé, les troubles civils étaient partout. » précise l’auteur.
Membre de l’OTAN, le Portugal était en effet associé à la « stratégie de tension » développée en Europe occidentale dans les années 1970. Les États-Unis et l’Angleterre le considéraient comme l’un des États les plus menacés par l’expansion communiste. Ainsi, le Portugal, comme l’Italie, a-t-il été l’objet de la plus grande attention dans le cadre d’une éventuelle guerre contre l’insurrection, connue en Italie sous le nom d’Opération Gladio, qui visait à déstabiliser tout gouvernement proche du Parti communiste en attisant des groupes d’extrême gauche incontrôlables ou des mouvements d’extrême droite.
L’adoption de l’actuelle constitution portugaise, le 2 avril 1976, et l’élection de Ramalho Eanes à la tête de l’État stabilisèrent la situation. C’est durant ces deux années que les colonies portugaises devinrent indépendantes à la suite d’un vote du 10 juillet 1974 reconnaissant leur droit à l’autodétermination. Un flot de réfugiés coloniaux afflua alors au Portugal et, en 1976-1977, le pays connut une pénurie alimentaire.
En quoi n’est-ce pas une « révolution colorée » ?
À part le lien avec l’opération Gladio, qui visait à déstabiliser tout gouvernement proche du Parti communiste en attisant des groupes d’extrême gauche incontrôlables ou des mouvements d’extrême droite, mais n’affecta pas réellement la population, il n’y eut pas d’intervention massive et visible des USA auprès des Portugais, pas d’interventions via des réseaux alors inexistants, pas de prise d’influence sur les mentalités. La révolution fut menée par des militaires, et le peuple y assista pacifiquement, en l’appuyant dans de gigantesques meeting et débats publics.
La « révolution des œillets » a en fait été une guerre civile... sans presqu’aucun mort.
La Pologne : Solidarność dans les années 1980
Solidarność a été l’une des premières véritables « révolutions de couleur » : elle reposait sur un véritable mécontentement social exigeant plus de socialisme et de démocratie mais aussi sur des slogans rapidement repris et canalisés par des intellectuels liés aux puissances occidentales.
Les États-Unis étaient actifs en Pologne depuis longtemps, entretenant des contacts secrets dans les cercles intellectuels d’opposition depuis au moins les années 1970. Solidarność s’est néanmoins développée d’abord sur la vague de grèves puis de slogans qui cherchaient à construire une « République autogérée de Pologne » basée sur un système d’administration autonome des travailleurs, tout en détruisant la légitimité des partis communistes trop centralisés et trop bureaucratiques et de leurs syndicats. Ce processus a été interrompu par la proclamation de la loi martiale en décembre 1981. Celle-ci allait casser le mouvement de masse, laissant des groupes minoritaires se constituer dans la clandestinité avec l’appui des puissances occidentales et d’organisations syndicales anticommunistes.
Dès le début de sa fondation jusqu’en 1989 et par la suite, la direction de Solidarność n’a montré aucun intérêt pour les mouvements de libération, ouvriers, de gauche, de classe, de libération nationale, réformistes ou révolutionnaires dans les pays capitalistes de l’Ouest ou du Sud ; elle limitait ses contacts avec des organisations syndicales plus riches ou des organisations politiques associées à des cercles occidentaux officiellement ou réellement conservateurs.
C’est pourquoi, malgré le caractère incontestablement socialiste des revendications des grévistes d’août 1980, les structures de Solidarność ont progressivement été de plus en plus proches des propositions politiques, économiques et idéologiques de Washington, en train de passer des conceptions keynésiennes de la période des « trente glorieuses » à celles du néolibéralisme. Le syndicat a d’abord survécu dans la clandestinité, approvisionné et nourri en grande partie par les réseaux créés sous les auspices de Ronald Reagan et de Jean-Paul II, et recevant des conseils à travers ce réseau.
Le syndicat fut d’abord légalisé après l’accord de Gdansk du 31 août 1980. Il bénéficia du parrainage de l’Église catholique et les adhésions affluèrent : le nombre total de membres atteignit 10 millions, soit moins d’un tiers de la population totale de la Pologne, mais presque 80 % des salariés.
Mais dès la fin de 1981 et pendant la loi martiale, proclamée en décembre 1981, Solidarność fut « suspendu » par décret du général Jaruzelski, avant d’être interdit quelques mois plus tard. Cette loi martiale reçut l’appui passif d’une partie importante de la société, déçue par les tergiversations des chefs de Solidarnosc au cours de l’année 1981 et effrayés par la crise grandissante de l’économie.
Subsistant comme mouvement clandestin, le syndicat perdit une partie importante de son ancienne base sociale et de son soutien. Le syndicat n’avait pas osé proclamer un programme de « construction du capitalisme » en Pologne, de sorte que le terme vague « économie de marché » fut rapidement inventé à la fin des années 1980 sans que cela ne permette de clairement voir qu’il s’agissait non plus d’une amélioration du socialisme mais du passage au capitalisme.
Cela permit de ne pas aborder publiquement la question fondamentale de la propriété des moyens de production, alors que dans les accords sociaux de la table ronde conclus au printemps 1989, on promettait un grand débat national sur la question après les élections. Il s’agissait donc d’une manipulation externe massive, puis réussie, des masses sans conscience de classe par les dirigeants du socialisme réel, qui eux-mêmes étaient souvent sous l’influence des idées venant de l’Occident.
Le soutien non officiel de la CIA aux structures de l’opposition polonaise se poursuivit de 1981 à 1990, date à la fin de laquelle il a pris fin de jure car Solidarność fut légalisé après l’accord de la Table ronde en 1989, et put participer aux élections parlementaires.
Un gouvernement de coalition mené par Solidarność fut formé. De nombreux conseillers américains avaient investi de nombreux ministères et départements supérieurs polonais, ainsi que certains dirigeants politiques, journalistes, hauts fonctionnaires, officiers militaires et agents des renseignements polonais formés aux États-Unis, notamment au siège de la CIA.
D’un État qui avait activement participé au développement économique et culturel de l’Irak, de l’Algérie, de la Libye, de la Syrie et d’autres pays, la Pologne s’était transformée en vassal au service des puissants.
Aux yeux du monde, ou au moins dans les pays du Sud et de l’Est, la nouvelle Pologne est encore moins souveraine que celle qui s’est développée sous « souveraineté limitée » pendant l’existence du camp soviétique.
Mais en Pologne, le discours dominant acclamait « le retour de la souveraineté ».
La Serbie et « Otpor » : une révolution réussie en 2000, mais une jeunesse trompée, mise au rebut
Le 5 octobre 2000 s’engagea en Serbie une des premières véritables « révolutions colorées » au monde, qui par des mouvements pacifiques, en utilisant les nouveaux outils techniques comme le téléphone mobile et internet, permit, en quelques jours, la chute du régime en place.
La Serbie intéressait depuis longtemps les acteurs étrangers et constituait l’un des enjeux de nombreuses organisations internationales. Dans les années 1980, des sociologues américains envisageaient la possibilité d’un changement de régime dans ce qui était alors la Yougoslavie socialiste (RFSY). Elle était considérée comme un « mauvais exemple » qui pourrait inciter d’autres pays à suivre une voie différente de celle de l’Occident, sans pour autant suivre l’Union soviétique.
Les experts avaient conclu que la meilleure manière de détruire la Yougoslavie était de recourir aux institutions culturelles : films, musique et mode de vie américain, notamment en influençant la jeunesse. Malheureusement, l’effondrement de la Yougoslavie fut définitif et le démantèlement fut sanglant.
Utilisant les problèmes économiques et politiques objectifs de la Serbie devenue indépendante suite à l’effritement de la fédération yougoslave et sa plongée dans les guerres, les puissances étrangères, principalement la Grande-Bretagne, l’Allemagne et surtout les États-Unis, ont cherché à la déstabiliser, à remplacer le gouvernement en place et à amener aux postes de direction ceux qui feraient du pays une partie de l’Occident.
Car le gouvernement serbe de l’époque avait refusé de s’aligner sur les puissances occidentales et d’ouvrir son marché sans condition. Il continuait par ailleurs à vouloir mener la politique de non alignement héritée de la période Tito.
Presque tout indique qu’entre décembre 1998 et le 24 mars 1999, lorsque les bombardements lancés par l’OTAN ont commencé, le Département d’État américain et finalement l’administration Clinton ne voulaient rien d’autre que le renversement de Milosevic. Aucune sanction n’a été imposée aux pays et aux participants à l’agression barbare des États-Unis et de l’OTAN, la question du Kosovo a été instrumentalisée à l’occasion.
L’agression a été condamnée, entre autres, par la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Espagne, Chypre, la Grèce, la Roumanie et la Biélorussie.
En Serbie, l’organisation « Otpor » [4] (« Résistance ») avec l’opposition unie, qui comprenait plus de 20 partis politiques, et le DOS (Opposition Démocratique de Serbie) sont devenus les principales composantes de la « révolution des couleurs ».
Le « soft power » s’est mis en place. C’est un « pouvoir attractif » basé non seulement sur la persuasion ou la capacité de motiver raisonnablement les gens à faire quelque chose, mais aussi sur les « atouts » qui produisent son attractivité. Dans la foulée des défaites serbes dans les guerres de Yougoslavie, le vieux nationalisme serbe, en même temps que le socialisme yougoslave, ont été déconsidérés aux yeux de certains groupes, en particulier de jeunes, ce qui a créé un vide qui a permis à l’opposition pro-occidentale de s’imposer dans la rue et la vie publique, en agitant le mythe d’une Europe riche et prospère censée offrir une alternative à la pauvreté grandissante.
Une révision radicale du « capital symbolique » s’est réalisée. Le changement des hiérarchies symboliques se déroule approximativement selon le schéma suivant [5] :
- - il y a un changement dans la zone sacrée : une partie de la société plus mobilisée renonce à défendre les « divinités » passées - la critique se développe, qui fait la place à de nouveaux « dieux » ;
- - le caractère du nouveau sacré s’incarne dans la sélection précise des symboles - les noms des villes et des rues sont modifiés, les monuments sont remplacés ;
- - à la suite des étapes précédentes - un changement dans la zone constituée d’ennemis : la société change sa hiérarchie dans le système « ami-ennemi » ;
- - les textes anciens perdent de leur pertinence, un grand nombre de nouveaux textes idéologiques sont produits, destinés à justifier un changement de paysage politique. L’attrait du « neuf » dans un paysage saccagé par la défaite et le sentiment d’isolement touche une masse de jeunes sans perspectives.
Le premier ingrédient de cette évolution fut la création d’une mentalité de consommation, car un consommateur est avant tout une personne insatisfaite, que l’on peut diriger dans n’importe quelle direction si on a assez de fonds (financier, idéologique). Il fallut ensuite présenter l’ennemi sous un si mauvais jour qu’il devint presque impossible de le soutenir.
Ainsi, les représentants d’Otpor et du DOS, critiquant constamment la restriction de la liberté des médias en Serbie, ont ouvert de manière incontrôlée divers types de « médias libres » et d’organisations non gouvernementales (des jeunes aux retraités) et se sont plaints haut et fort de la violation des libertés personnelles et politiques, sans que personne n’ose publiquement poser la question du financement de ces médias, et donc de leur caractère en fait dépendant eux-aussi.
Otpor était devenu un grand mouvement social et politique d’un nouveau type, bien organisé, discipliné et très efficace. Il a pu jouer un rôle décisif en surmontant la peur et l’apathie, en discréditant et en affaiblissant le régime et en mobilisant un électorat fatigué et désillusionné en Serbie qui à cette époque décidait de son sort politique.
Mais après le renversement du régime de Milosevic à la fin de l’année 2000, la réalisation du principal objectif politique de l’opposition serbe unie et d’Otpor, la régression incontrôlable du mouvement a commencé, par manque de projet social alternatif autre que d’ouvrir le pays aux capitaux et à la fuite de capitaux, et donc à un appauvrissement encore plus accéléré.
Après une période de crise croissante, il a tenté de se transformer en parti politique, mais a immédiatement échoué aux élections parlementaires, obtenant moins de voix qu’il ne comptait autrefois de membres. "Otpor" a disparu de la scène politique serbe en septembre 2004, pour rejoindre le Parti démocrate (le composant principal du DOS) qui, lui aussi, allait difficilement maintenir son existence.
Quant aux résultats, la Serbie, plus de 20 ans après le renversement de Slobodan Milosevic, elle est confrontée aux mêmes problèmes qu’à l’époque : institutions démocratiques fragiles, intolérance à l’égard de la parole publique, divergences politiques irréconciliables, médias non libres, corruption, justice médiocre, etc.
L’Ukraine : deux « Maïdans », en 2004 et 2013, vers la décomposition du pays
Depuis 2004, le mot « Maidan » est devenu synonyme de « révolutions de couleur » ukrainiennes, car les principaux événements associés aux tentatives de changement des processus politiques par la pression de la rue ont eu lieu sur la place principale de Kiev, la place de l’Indépendance.
Un premier « Maïdan » en 2004, un deuxième en 2013-2014.
Le Maïdan 2004 n’était pas antirusse par essence. Il a été véritablement non-violent, il n’y a pas eu ensuite de persécutions sérieuses contre les représentants de l’ancien régime. Il s’est terminé par un compromis entre les élites, qui a abouti à des modifications de la Constitution et à la transformation du pays en une république parlementaire-présidentielle avec une limitation différée des opportunités politiques du président victorieux.
Le pouvoir arrivé en 2004 n’était pas de nature compradore et n’a pas conduit au démantèlement des fondements de la souveraineté et de l’intégrité de l’Ukraine. Un an et demi plus tard, les problèmes sociaux et économiques du pays n’ayant pas été résolus, les partisans de Viktor Ianoukovitch ont pu revenir au gouvernement et, en 2010, ils ont pris les pleins pouvoirs.
Si on a parlé de « justice », de « choix européen », de « progrès », etc., le Maïdan 2013-2014 (l’« Euromaïdan ») était lui antirusse dès le début. Il a représenté l’activation des forces compradores internes ukrainiennes qui, sous de nobles slogans, voulaient introduire un système de contrôle externe en Ukraine et assurer la position dominante des sociétés transnationales basées dans les puissances occidentales.
Conformément aux principes des « révolutions de couleur », ce Maïdan n’était pas un processus spontané, mais un processus bien préparé, soigneusement planifié, structuré et financé par des fonds étrangers, précédé par plusieurs étapes :
- développement en Ukraine du réseau de la Fondation Soros et d’autres fondations occidentales, qui développèrent une vision du monde unifiée, des définitions communes ;
- insertion de ces principes et valeurs dans le courant dominant, y compris au niveau des institutions politiques et des institutions de pouvoir ;
- stages et formations à la « croissance personnelle », qui impliquaient l’identification de dirigeants potentiels, puis des formations sur la construction de réseaux de communication ;
- création d’associations gérées de médias, de journalistes, d’étudiants et d’autres intellectuels, d’un réseau d’organismes publics et d’une communauté d’experts.
L’accent était mis sur la nature exclusivement « pacifique » des manifestations, avec une tentative d’inciter les partisans du régime à recourir à la force pour disperser les manifestants. Mais ce Maïdan de 2014, qui n’avait pas de dirigeants, a fait des dizaines de victimes, dont le nombre exact est inconnu à ce jour. Victimes qui semblent, d’après les témoignages et les enquêtes journalistiques, provenir de provocations bien orchestrées par des groupes armés, sollicités par des groupes d’extrême droite ukrainiens n’hésitant pas à faire appel à des mercenaires étrangers formés à la provocation.
Il a été déclaré que « les autorités avaient battu des étudiants, presque des enfants », ce qui a provoqué une vague d’indignation parmi les gens ordinaires et le régime a commencé à être détesté. Ensuite l’Ukraine a reçu sur le Maïdan la visite d’un grand nombre d’hommes politiques, de personnalités publiques et de personnalités culturelles, qui ont renforcé idéologiquement le Maïdan, le rendant populaire parmi les jeunes et l’intelligentsia libérale pro-occidentale ou nationaliste, en particulier en Ukraine occidentale.
En 2014, les vainqueurs ont agi selon le principe du « malheur aux vaincus » : pas de compromis avec les représentants du gouvernement précédent, lustration stricte, persécution des dissidents, imposition de leur doctrine politique comme la seule correcte. Le mouvement déboucha le 22 février 2014 sur la fuite puis la destitution du président pro-russe Viktor Ianoukovitch et la mise en place d’un nouveau gouvernement.
Ces événements ont réellement ralenti le développement des processus socio-économiques dans la société, ont miné le système d’équilibres (tant de la politique étrangère que de la politique intérieure), ont semé la confusion et ont conduit à une perte partielle de la souveraineté de l’Ukraine. Ils ont fini par provoquer des violences et des protestations et finalement la sécession de la Crimée et la guerre du Donbass au début de 2014
La Biélorussie : l’échec de la révolution colorée de 2020
En Biélorussie, le potentiel de protestation nécessaire existait ; la création des conditions propices à l’escalade de la situation intérieure ne nécessitait alors que des coûts minimes.
L’accent a été mis sur l’intelligentsia libérale, les entrepreneurs privés, les artistes, les athlètes, les prestataires de services informatiques privés et la jeunesse. Les promoteurs de la future « révolution de couleur » visaient essentiellement un reformatage délibéré de la conscience publique grâce à l’utilisation généralisée des technologies virtuelles. Des canaux Telegram spéciaux ont été créés, le potentiel des « opinions alternatives » et les possibilités de projets de réseau ont été activement utilisées.
Le financement de la « révolution de couleur » dans le pays devait être assuré par un réseau de divers types d’organisations internationales non gouvernementales, de fondations et de structures privées. Les ambassades et consulats étrangers ont été impliqués, en résolvant les problèmes de mouvement d’argent liquide.
Sous les auspices des services de renseignement occidentaux, des centres d’information et d’analyse situationnelle ont été déployés en Lituanie, en Pologne et en Ukraine, composés de stratèges politiques, de spécialistes des relations publiques, de psychologues et d’informaticiens.
Voir en ligne : https://la-pensee-libre.over-blog.c...
[1] Sergueï Musienko (Dir.), Le goût des révolutions de couleur, Ecoom, Minsk 2023, 400 p.
[2] ECOOM : Centre d’analyse EcooM™ Mediafact-Eco LLC (Minsk, Biélorussie) créée en 2003 ; société privée indépendante, spécialisée en sociologie et marketing conseil en matière de recherche, de politique et de gestion. file :///C :/Users/33607/Downloads/Ecoom_UPR22_BLR_R_Main.pdf
[3] Comportement révolutionnaire
[4] Organisation politique, créée en 1998, avec le soutien de l’organisation américaine National Endowment for Democracy.
[5] Travaux de la psychologue russe Maria Kholkina