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Deux contributions au débat sur la guerre en Ukraine qui déchire la gauche européenne.

jeudi 16 mai 2024 par Delphine Bechtel/David Mandel

Une dénonciation implacable du discours révisionniste officiel ukrainien, relayé en Occident, y compris « à gauche »

Mensonges et légitimation dans la construction nationale en Ukraine.
Delphine Bechtel, historienne.

Après le déclenchement d’une guerre, la chose le plus répréhensible est de la poursuivre sans aucun espoir que cela pourra modifier l’issue.
David Mandel

L’historiographie ukrainienne est celle d’une nation jeune, en pleine construction, dont l’histoire est discontinue et fortement liée à l’histoire russe, polonaise et, pour certaines régions, autrichienne, hongroise, tchécoslovaque, etc.
Depuis l’indépendance, en 1991, les historiens s’évertuent à produire un grand narratif de la nation, la faisant remonter, en l’absence de véritable continuité chronologique, géographique et étatique, à la Rous’ kiévaine, puis à la principauté de Galicie, passant ensuite aux Cosaques zaporogues, aux deux tentatives éphémères d’indépendance en 1918-1919, et enfin à l’invasion allemande de l’URSS en juin 1941.

Cette production historiographique a pris naissance dès le tournant des années 1990 dans le berceau du nationalisme ukrainien, à Lviv, la capitale de l’Ukraine occidentale, avant de s’étendre progressivement au centre du pays et à la capitale, Kiev.
Durant la présidence de Viktor Iouchtchenko (2005-2010), notamment, a été menée jusque par les plus hautes instances du pouvoir une relecture de l’histoire dont le but était, face à l’ancienne épopée soviétique de la « Grande Guerre patriotique [1] », de créer un récit de l’histoire nationale fondé sur des stratégies d’héroïsation et de victimisation [2] des seuls Ukrainiens ethniques et occultant la composante multiculturelle du pays, et de retracer les « efforts de libération » et de construction de l’État ukrainien.

Cela n’est pas allé sans un certain révisionnisme, concernant notamment les périodes sombres de l’histoire, comme la Seconde Guerre mondiale.

La construction d’un récit nationaliste galicien en Ukraine occidentale

Depuis les années 1990, les intellectuels et les édiles de Lviv, capitale de la région historique de Galicie (l’ancienne Lemberg autrichienne, puis la Lwów polonaise de l’entre-deux-guerres), ont entrepris de réinventer le passé de leur région.
L’appellation « Galicie », tombée en désuétude sous l’ère soviétique, a été réinvestie avec une réactivation folklorique du mythe habsbourgeois (ouverture de cafés « viennois », marques de produits alimentaires faisant référence à la tradition « galicienne »).
Ce particularisme s’est exprimé notamment à travers la revue Yi (nommée d’après la lettre ï, qui distingue l’alphabet ukrainien de l’alphabet russe), dirigée par Taras Vozniak et financée par la Fondation Heinrich Böll, qui a défendu dans les années 2000 une version douce du nationalisme local, consacrant plusieurs numéros tant aux conflits qu’à la réconciliation polono-ukrainienne et judéo-ukrainienne.
Vozniak veut œuvrer en faveur d’une intégration rapide de l’Ukraine à l’Europe et a soutenu l’idée de faire de Lviv la « Strasbourg de l’Europe centrale de l’Est » et la capitale culturelle d’une Ukraine tournée vers l’Occident [3].

Dans cette région, berceau du nationalisme ukrainien, rurale et ukrainophone (contrairement à l’est du pays, industriel et russophone), gréco-catholique (contrairement à l’Est orthodoxe) et nationaliste (contrairement à l’Est, culturellement plus lié à la Russie), les fidèles de l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens), mouvement ukrainien terroriste, fasciste, xénophobe et antisémite fondé en 1929, et de sa branche combattante l’UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne) se réveillent.
Le parti UNA-UNSO (Assemblée nationale ukrainienne / Organisation national-socialiste ukrainienne), parti nationaliste ouvertement pronazi qui s’est renommé Svoboda (Liberté) après sa dissolution en 2004, et ses sbires bottés brandissant des drapeaux rouges et noirs évoquant les couleurs nazies défilent régulièrement lors des manifestations locales.
Son leader, Oleh Tiahnybok, également élu député en 2002 au sein de la coalition Notre Ukraine de Iouchtchenko, dont il est l’un des soutiens, mène régulièrement campagne avec les slogans « L’Ukraine aux Ukrainiens » et « Dehors les Moscovites et les Juifs ».

Depuis les élections locales de 2009 et 2010, Svoboda dispose d’une influence déterminante dans les conseils régionaux de Lviv et de Ternopil [4], tandis que les discours et les thématiques nationalistes ont gagné droit de cité dans toute la région.
D’autant qu’un certain nombre de députés de l’ancienne UNA-UNSO siègent désormais sous l’étiquette d’autres partis, comme Andriy Shkil, réélu plusieurs fois député de Lviv dans le Bloc Ioulia Tymochenko. Cette radicalisation de la vie politique locale et l’acceptabilité croissante des thèses nationalistes extrémistes se sont vite traduites par la décision des conseils municipaux de la région de renommer des rues en l’honneur de nationalistes ukrainiens de l’OUN/UPA et d’ériger des monuments à ces leaders fascistes, impliqués dans la purification ethnique de la Galicie (les massacres de Polonais en 1942-1943 en Volhynie et en Galicie, ainsi que la collaboration avec les nazis dans l’anéantissement des Juifs).

Ainsi, le musée d’Histoire de la ville de Lviv présente depuis 2006 une exposition dédiée aux « efforts de libération du peuple ukrainien » qui glorifie en réalité les bataillons Nachtigall et Roland, composés d’Ukrainiens embrigadés par les nazis, qui ont marché sur Lviv en juin 1941 en portant l’uniforme de la Wehrmacht, et la division SS-Galizien, constituée de volontaires ukrainiens ayant prêté serment à Hitler en 1943.

Les théoriciens du fascisme ukrainien, tel Dmytro Dontsov, ainsi que les leaders de l’OUN/UPA, notamment Stepan Bandera et Roman Shukhevytch, deux fascistes et criminels de guerre notoires, sont célébrés à Lviv comme des figures de la quête d’indépendance ukrainienne. Relèvent particulièrement de la désinformation et du négationnisme les changements délibérés des légendes qui accompagnent les photos historiques et les objets exposés : les appellations allemandes ont disparu au profit de traductions ukrainiennes anodines, et le terme « SS » est carrément supprimé.
Ainsi les bataillons Nachtigall et Roland apparaissent désormais sous la dénomination « Division des nationalistes ukrainiens », tandis que la division SS-Galizien devient l’inoffensive « Première Division ukrainienne », faisant croire à l’existence d’une armée ukrainienne indépendante des nazis.

Vitrine du musée d’Histoire de la ville de Lviv
L’uniforme exposé a de surcroît été expurgé des galons, têtes de mort et insignes SS, tandis qu’une mention en petits caractères indique qu’il s’agit d’une « reconstitution ». C’est tout le passé collaborationniste de l’Ukraine que l’on cache ici aux visiteurs, afin de rendre acceptable l’héroïsation de criminels de guerre ayant collaboré avec les nazis.

La suite ici : https://journals.openedition.org/elh/199?lang=en


Après le déclenchement d’une guerre, la chose le plus répréhensible est de la poursuivre sans aucun espoir que cela pourra modifier l’issue.

La complexité du conflit en Ukraine et de la question de la culpabilité relative de ses différentes parties a rendu difficile l’organisation d’un puissant mouvement contre cette guerre. Des éléments de la gauche s’opposent à l’idée même d’un cesse-feu immédiat et d’une reprise des négociations, rompues à la fin de mars.
Le but de cet article est de jeter la lumière sur la guerre, afin d’aider les adversaires de l’impérialisme à adopter une position éclairée.

Vu la division au sein de la gauche, je me sens obligé de commencer par quelques mots sur moi-même. Comme professeur de sciences politiques, j’ai longtemps enseigné la politique de l’URSS et des États qui en sont issus. Comme militant syndical et socialiste, j’ai participé activement à la formation syndicale en Russie, en Ukraine et au Bélarus, ceci depuis qu’une telle activité est devenue possible. Cette formation est d’inspiration socialiste, ce que nous définissons comme l’humanisme le plus conséquent. Je me suis donc activement opposé au régime russe, tout comme à l’ukrainien, les deux étant profondément hostiles aux intérêts des classes travailleuses.

La condition des travailleurs et des travailleuses en Ukraine indépendante n’a pas été meilleure que celle de leurs homologues en Russie. Sur certaines dimensions importantes, elle a été même pire. Depuis l’indépendance, une succession de gouvernements prédateurs a transformé ce pays, autrefois une région relativement prospère de l’Union soviétique, en l’État le plus pauvre de l’Europe. La population de l’Ukraine au cours des trente ans de son indépendance est tombée de 52 à 44 millions. Et de ces 44 millions, bon nombre travaillent en Russie.

Il est vrai qu’en Ukraine, en opposition à la Russie, les élections peuvent changer la composition du gouvernement. Mais elles ne peuvent changer la politique antipopulaire de cet État. Un coup violent en février 2014, exécuté par des forces ultra-nationalistes et appuyé activement par les E-U, a renversé un président élu, cela malgré – ou plutôt, afin de, bloquer – une entente négociée la veille avec l’opposition, sous l’égide de la France, de l’Allemagne et de la Pologne, en vue de la formation d’un gouvernement de coalition et de la tenue d’élections anticipées.

Ce coup, ainsi que les premières mesures du nouveau régime, notamment l’adoption d’une loi éliminant le russe, langue quotidienne d’environ la moitié de la population, comme l’une des langues officielles, ont provoqué de la résistance et éventuellement une confrontation armée dans la partie orientale et fortement russophone du pays. Cette opposition a été refoulée, parfois par des moyens violents et avec des pertes de vie, comme dans la ville d’Odessa, sauf dans le Donbass, où une guerre civile a éclaté, avec l’intervention de la Russie, d’un côté, et de l’OTAN, de l’autre.

Cette dimension importante de la guerre ne fait pas partie du narratif de l’OTAN, du gouvernement ukrainien, ni de nos grands médias, qui ont préféré parler, dès 2014, d’une invasion russe. Mais ce qui a transformé un mouvement de protestation contre le coup d’État en révolte armée était le refus du nouveau régime de parler avec les dissident.e.s dans le Donbass. Au lieu de cela, Kyiv a immédiatement lancé une « opération anti-terroriste » contre la région en se servant d’unités néofascistes de la Garde nationale nouvellement formée, l’armée régulière s’étant montrée peu fiable. (Si la Russie voulait vraiment s’emparer de l’Ukraine, elle aurait pu le faire sans grand problème à ce moment.)
Quant à la Russie, déclarée immédiatement envahisseuse par Kyiv et par l’OTAN, elle n’est intervenue directement avec son armée que plusieurs mois plus tard pour sauver les insurgé.e.s d’une défaite certaine.

Comment on analyse et évalue cette guerre dépend donc du point de départ qu’on adopte. Le gouvernement ukrainien, les porte-paroles de l’OTAN, nos grands médias – ainsi que des éléments de la gauche – commencent typiquement par l’invasion russe de février dernier.

Le tableau qui émerge est celui d’un grand État bien armé qui a envahi un plus petit État innocent, qui défend courageusement sa souveraineté.

Quant aux mobiles de l’envahisseur, le grand public des pays membres de l’OTAN n’est généralement informé que du caractère non provoqué de l’invasion. Dans une offensive propagandiste sans précédent, cela même à l’apogée de la guerre froide, le qualificatif « non- provoqué » est devenu obligatoire dans les reportages sur l’invasion.

(Notons, en passant, l’absence du terme des reportages par ces mêmes médias sur les invasions américaines du Vietnam, de l’Iraq, de l’Afghanistan, de la Serbie, de la Libye, et j’en passe). Les mots « non provoquée » servent ainsi à écarter toute discussion sérieuse des mobiles de l’envahisseur, de ce qui aurait pu provoquer l’invasion, à l’exception de présumées visées impérialistes.

Soulever la question de provocation suffisait pour s’attirer l’accusation de faire l’apologie de l’agresseur. Et une partie de la gauche participe à cette démarche. Pour expliquer l’invasion on se limite souvent à citer, souvent hors contexte, quelques mots choisis des discours de Poutine, comme par exemple, sa célèbre remarque que la dissolution de l’URSS était l’un des plus grands, sinon le plus grand, désastre géopolitique du 20 e siècle.
On ne cite pas la phrase qui a suivi : "toute personne qui souhaite la restauration de l’Union soviétique n’a pas de cerveau."

On évite surtout un examen sérieux de la nature des rapports entre la Russie et l’Ukraine pendant les trois décennies qui ont précédé l’invasion, un examen qui pourrait vérifier dans quelle mesure les visées impérialistes qu’on attribue à la Russie existaient vraiment. Mais pourquoi dépenser de l’énergie quand tout est déjà clair ?
Un grand pays doté d’armes nucléaires a envahi un (plus) petit pays. Cela ne suffit-il pas pour justifier un appui inconditionnel au régime ukrainien ?
Pas besoin d’une analyse du caractère de classe de ce régime ni des mobiles de l’OTAN, son parrain.

Un autre argument parfois avancé est que la Russie autocratique aurait peur du pouvoir d’attraction de l’Ukraine démocratique avec laquelle elle partage une longue frontière. La réalité est pourtant le contraire : la triste expérience « démocratique » de l’Ukraine indépendante sert au régime russe plutôt d’argument contre son opposition libérale et socialiste.

Au moment de lancer son armée contre l’Ukraine, Poutine a en effet présenté ses objectifs : la neutralité géopolitique de l’Ukraine, sa démilitarisation, et sa « dénazification. » Si le premier est clair, les deux autres buts demandent de l’explication. Par « démilitarisation » Poutine exprimait son opposition à l’armement et l’entraînement de l’armée ukrainienne par l’OTAN et son intégration de fait dans les forces armées de cette alliance, un processus lancé immédiatement après le coup d’État de 2014.

Quant à la « dénazification », cela signifie l’élimination de l’influence politique des ultra- nationalistes (néo-fascistes) sur le gouvernement et en particulier au sein des appareils de violence de l’État (l’armée et les polices ordinaire et politique), ainsi que sur la politique linguistique, culturelle et militaire du pays. Car l’essence même de l’idéologie des ultras est leur haine sans borne envers la Russie et envers toute chose russe. Et surtout depuis le coup de 2014, leur influence n’a cessé de gagner du terrain au sein de l’appareil d’État.

Le qualificatif « non-provoquée » attaché au mot « invasion » sert surtout à cacher le fait qu’une déclaration claire de la part du président américain que l’Ukraine ne deviendrait pas membre de l’OTAN aurait très probablement empêché cette guerre.

L’expansion de l’OTAN en Ukraine était l’enjeu principal soulevé par Moscou quand il amassait ses troupes sur la frontière de l’Ukraine pendant les mois précédant l’invasion.

Durant ce temps, Poutine a proposé régulièrement à l’OTAN de négocier une entente sur sa non-expansion en Ukraine.

En décembre 2021, quelques semaines seulement avant l’invasion, Moscou a de nouveau proposé formellement aux E-U et à l’OTAN d’entamer des négociations immédiates en vue de conclure un traité de sécurité européenne. Cette proposition a été ignorée, comme toutes les précédentes.

Il est sans doute possible que Poutine mentait au sujet de son désir d’un accord et qu’il ne cherchait qu’un prétexte pour bouffer l’Ukraine. Mais pourquoi alors ne pas vérifier cette hypothèse en acceptant de négocier, s’il existait même la plus mince chance d’éviter une guerre que l’administration américaine prédisait depuis des mois ?
Et notons que le CIA, de sa part, a constaté que la décision d’envahir a été prise par Moscou seulement quelques jours avant que Poutine en ait donné l’ordre. Cela indique que la guerre aurait pu être évitée, si seulement l’OTAN avait accepté la proposition russe d’entamer des négociations.

Le refus américain de réagir aux préoccupations sécuritaires de Moscou dans les mois et dans les années précédant l’invasion, malgré les avertissements clairs et répétés d’une série de haut.e.s fonctionnaires américain.e.s – y inclus l’ancien ambassadeur à Moscou William Burns, présentement chef du CIA – suggère que le gouvernement américain souhaitait peut- être cette guerre. Quoiqu’il en soit, les E-U, avec l’appui enthousiaste du Royaume uni et le consentement des autres membres de l’OTAN, n’a absolument rien fait depuis le déclenchement de la guerre pour promouvoir une entente négociée qui mettrait fin à la destruction de vies et d’infrastructure socio-économique.

C’est le contraire en fait qui est le cas : Washington a bloqué toute entente négociée. Prenons, par exemple, les « sanctions d’enfer » imposées à la Russie. Pourquoi n’ont-elles pas été accompagnées de conditions permettant leur levée, si leur but était d’arrêter l’invasion ?

Cela n’est manifestement pas le but du gouvernement américain dont plusieurs fonctionnaires haut placé.e.s ont clairement avoué qu’il s’agit d’une guerre par procuration qui vise à affaiblir la Russie, et peut-être même à renverser Poutine.

Un autre but, mais celui-ci jamais avoué, est de consolider l’emprise américaine sur la politique internationale de l’Europe. Depuis la chute de l’URSS en 1991 les E-U ont agi systématiquement pour exclure la Russie de toute structure de sécurité européenne qui remplacerait l’OTAN, une alliance née de la guerre froide avec l’Union soviétique.
Et comme on pouvait s’y attendre, cette politique a suscité l’hostilité de la Russie, cela même avant l’arrivée au pouvoir de Poutine, lorsque des conseillers américains occupaient des postes-clefs dans l’administration russe. Et à son tour, l’hostilité russe ainsi suscitée a servi de justification très commode de l’existence continue et de l’expansion de l’OTAN. Cela n’a pas pris longtemps avant que l’OTAN déclare que l’État russe présente une menace existentielle à la sécurité de ses membres.
Le cercle est fermé.

Avant de continuer, il faut rendre une chose claire : reconnaître les préoccupations sécuritaires de la Russie et le rôle de Washington en provoquant et en prolongeant la présente guerre ne signifie pas la disculpation de Moscou de sa part de la responsabilité pour la perte de vies et pour la destruction matérielle causées par la guerre. La charte de l’ONU ne reconnaît que deux exceptions à l’interdiction du recours à la force militaire par un État contre un autre : quand l’emploi de force est autorisé par le Conseil de sécurité, ou quand un État peut légitimement plaider l’auto-défense.

L’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, l’armement et l’entraînement de l’armée ukrainienne par l’OTAN à partir du coup d’État de 2014, l’abrogation par Washington d’une série de traités de limitation d’armements nucléaires et le stationnement de ses missiles en Pologne et en Roumanie, à 5-7 minutes de vol seulement de Moscou – cela Moscou peut, à mon avis, légitimement considérer comme des menaces sérieuses à sa sécurité.

Mais la menace n’était pas immédiate et ne justifiait donc pas l’invasion. Moscou n’avait pas épuisé toutes les alternatives. Même de son point de vue, l’invasion a empiré sa situation sécuritaire en solidifiant l’OTAN sous la direction des E-U, et notamment lui permettant de consolider l’appui de la France et de l’Allemagne à sa politique agressive envers la Russie.
Avant l’invasion ces deux États étaient les membres de l’OTAN les plus opposés à l’expansion de l’alliance. Et maintenant la Suède et la Finlande, jusqu’ici « neutres » (mais dans les faits déjà bien avancées sur la voie de l’intégration les leurs forces armées dans de l’OTAN) ont décidé d’adhérer à l’alliance.

De sa part, dans les jours précédant l’invasion, la Russie affirmait que l’Ukraine planifiait une invasion des régions dissidentes du Donbass. À la veille de l’invasion, après s’en être abstenue pendant les huit ans de guerre civile, la Russie a finalement reconnu l’indépendance des deux régions et a signé avec elles des traités de défense mutuelle.

Cela devrait permettre à Moscou de déclarer qu’il envahissait légitimement en réponse à la demande d’alliés, victimes d’agression.

Le bien-fondé de la prétention que Kyiv préparait une offensive n’est pas clair, quoique dans les mois précédents l’invasion Kyiv avait ouvertement déclaré son intention de reprendre ce territoire, ainsi que la Crimée, par force armée. Il avait concentré 120,000 soldats, la moitié de son armée, sur la frontière de la région dissidente. Et dans les quatre jours précédant l’invasion, les 700 observateurs et observatrices de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) ont documenté une intensification énorme de bombardements, dont la grande majorité venait du côté ukrainien de la ligne de démarcation, c’est-à-dire des forces de Kyiv. Pendant les huit ans précédant l’invasion, 18,000 vies, dont 3404 civiles, ont été perdues, la grande partie dans la région insurgée.

Et comme noté, le CIA affirme que la décision d’envahir n’a été prise qu’en février, seulement quelques jours avant l’invasion. Cela contredit les déclarations répétées de l’administration américaine pendant les mois précédents la guerre qu’une invasion était imminente.

De mon point de vue, quelles qu’aient été les vraies intentions de Kyiv dans les jours précédant l’invasion, Moscou aurait dû attendre son attaque avant de lancer son armée. Avant cela, il aurait pu continuer à susciter l’appui de la France et de l’Allemagne pour un accord de sécurité, ces deux États étant les plus opposés à l’expansion de l’OTAN. Ils avaient aussi parrainé l’accord de Minsk pour mettre fin à la guerre civile – même s’ils n’avaient rien fait par la suite pour encourager Kyiv à le respecter.

Agissant de la sorte, Moscou a cimenté l’unité de l’OTAN derrière les États-Unis, tout en renforçant la main des faucons (l’« État profond ») au sein de l’administration américaine et des ultra-nationalistes en Ukraine. Et dans l’immédiat, l’invasion a apparemment poussé au moins une partie de la population ukrainienne qui était jusque-là sympathique à la Russie dans les bras des ultras.

Une fois cette guerre commencée, la position humaniste conséquente est d’exiger une fin négociée rapide pour minimiser la perte de vies et la destruction d’infrastructure socio- économique. Car après le déclenchement d’une guerre, l’acte le plus répréhensible est de la poursuivre quand il n’y a aucun espoir que les combats changeront l’issue.

Pourtant cela est exactement la politique poursuivie par Kyiv et par l’OTAN, dont le but, selon le président Biden, est d’« affaiblir la Russie ». Incroyablement, ce refus de la diplomatie est appuyé par certains cercles qui s’identifient à la gauche.

Il faut comprendre que, malgré le tableau faussement rose pour l’Ukraine du cours de la guerre que nous présentent les porte-paroles de l’OTAN et les médias qui les suivent, la réalité est que la poursuite des combats ne peut qu’ajouter à la souffrance de ses travailleurs et travailleuses, sans aucun espoir d’une amélioration de l’issue de la guerre. C’est en fait le contraire qui est vrai.

La restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine – le but déclaré par Kyiv, avec l’encouragement de l’OTAN – est certes légitime (au moins dans la mesure où ce but ne nie pas le droit à l’autodétermination culturelle ou territoriale des groupes ethniques et linguistiques non-ukrainiens). Mais ce but, celui qui est déclaré par Kyiv, est chimérique. Un compromis est donc inévitable. Insister sur la poursuite de la guerre jusqu’à une telle victoire, jusqu’à la reconquête de tout le territoire perdu, est tout aussi, si non plus, criminel que l’invasion.

En plus, la poursuite obstinée de cet objectif risque un affrontement direct avec l’OTAN, avec la menace d’un échange nucléaire que cela entraînerait pour toute l’humanité.

Des négociations entre l’Ukraine et la Russie – largement ignorées par les grands médias occidentaux – ont eu lieu dans les premières semaines de la guerre et semblaient bien avancer. Selon des rapports, l’Ukraine a accepté un statut d’État neutre, non-aligné et non-nucléaire dont la sécurité militaire serait garantie dans le cas d’une attaque par les membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU. La Russie, de sa part, a abandonné sa demande de « dénazification », et l’Ukraine s’est engagée à restaurer un statut officiel à la langue russe, récemment bannie de la vie publique.

Il y avait aussi du mouvement vers un compromis sur les questions épineuses du statut du Donbass. En ce qui concerne la Crimée, que la Russie ne retournera clairement jamais, il était convenu de reporter une résolution définitive à quinze ans.

Après cinq semaines de guerre, Kyiv et Moscou exprimaient tous les deux de l’optimisme par rapport à un cesse-feu négocié. Mais à ce moment précis, le président américain a terminé son voyage en Europe par un discours remarquable. Après avoir affirmé que le but de Poutine était de recréer un empire, il a déclaré : « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut rester au pouvoir ! »
Quelques jours plus tard, le Premier ministre d’alors du Royaume-Uni, Boris Johnson, est apparu soudainement à Kyiv. Une aide à Zelinsky a informé les médias qu’il avait apporté un message simple :
« Ne signez aucun accord avec Poutine, qui est un criminel de guerre. »

Et comme par hasard, cela a coïncidé avec le retrait des troupes russes d’autour de Kyiv, ce qui a été présenté par les médias occidentaux – à tort à mon avis – comme un signe que l’Ukraine pouvait bien gagner la guerre. En même temps, comme par hasard, le gouvernement ukrainien a annoncé la découverte de crimes de guerre attribués aux forces russes dans le village de Boutcha.
C’était la fin des négociations, cela jusqu’à ce jour.

Alors que Moscou exprime régulièrement son désir de résumer les négociations, l’Ukraine insiste sur sa condition pour mettre fin à la guerre – la récupération de tous ses territoires, y compris la Crimée. Kyiv a même ajouté Henry Kissinger à sa liste noire d’ennemis de l’Ukraine pour avoir appelé à un règlement négocié qui signifierait, au moins provisoirement, le retour au statu quo d’avant l’invasion et la neutralité de l’Ukraine.
Un conseiller de Zelensky, tout en insistant que l’Ukraine pouvait bien remporter la guerre, a qualifié la déclaration de Kissinger de « poignard dans le dos de l’Ukraine. » Quelqu’un a remarqué que lorsqu’un Henry Kissinger devient la voix de la raison, la situation est bien grave.

De son côté, le gouvernement américain ne manifeste aucun désir d’une fin négociée à la guerre. Ses diplomates, y inclus le diplomate en chef, Blinken, ont été absent.e.s de tout dialogue avec leurs contreparties russes depuis le début de la guerre.

Rappelons que Zelensky a été élu en 2019 par une majorité de 73.2% sur la base d’une plateforme de paix. Il a immédiatement déclaré son intention de relancer l’accord de Minsk et a déclaré qu’il était prêt à sacrifier sa popularité afin de le faire.
À cela, Dmitrii Yaroche, leader néo-fasciste notoire, désigné conseiller au Commandant en chef de l’armée ukrainienne, a répondu dans un interview télévisé que ce n’est pas la popularité de Zelensky qui en souffrirait. « Il perdra sa vie. Il sera pendu d’un arbre quelconque sur la Krechtchatik [rue centrale de Kiyv], s’il trahit l’Ukraine et ceux qui sont morts dans la révolution et la guerre. »

Mais en octobre 2019 Zelensky a quand même signé une nouvelle entente avec la Russie et avec les régions dissidentes du Donbass pour le retrait des armes lourdes de la ligne de contact, l’échange de prisonniers, et l’allocation d’une mesure d’autonomie à la région – tout comme prévu par l’accord Minsk II.
Et quand les soldats du régiment néofasciste Azov ont refusé de se retirer, Zelensky a voyagé en Donbass les rappeler son ordre. Mais des groupes d’extrême droite ont bloqué la retraite, et le 14 octobre 2019, 10,000 manifestant.e.s masqué.e.s, vêtu.e.s en noir, et portant des flambeaux, se sont défilé.e.s dans les rues de Kyiv en criant « Gloire à l’Ukraine. Pas de capitulation ! ».

Zelensky a fini par recevoir le message. Depuis le coup d’État de 2014, les néofascistes avaient réussi à pénétrer les différentes structures armées (l’armée, les polices politique et ordinaire) et autres du gouvernement. Et leur idéologie avait gagné des cercles importants de la société politique, y compris du milieu se voulant libéral.

Il existe ainsi une alliance de fait entre « l’État profond » de l’administration américaine, qui ne cache pas son but d’affaiblir la Russie, de lui infliger une « défaite stratégique », et les ultra-nationalistes ukrainien.ne.s, qui exercent une influence importante, peut-être décisive, sur le gouvernement : en octobre Zelenksy est allé jusqu’à signer un décret sur « l’impossibilité » de négocier avec Poutine – formule désastreuse pour les classes populaires de l’Ukraine et du monde entier.

La gauche québécoise et canadienne doit exiger au gouvernement canadien la promotion d’un cesse-feu immédiat et le retour à la table de négociations, ce que Moscou propose incessamment. Les reportages profondément biaisés de nos grands médias, qui racontent de « grandes victoires » de l’armée ukrainienne (quand il s’agit, dans les faits, de retraits stratégiques de l’armée russe, exécutés en bon ordre et avec un minimum de pertes, en vue d’une offensive majeure qui se prépare avec des forces consolidées et augmentées, la Russie ayant envahi en février avec un bras attaché derrière le dos) – ne changent pas la donne fondamentale : Kyiv ne peut gagner cette guerre par voie militaire, ni même améliorer sa position présente, à moins une intervention directe des forces de l’OTAN, avec la menace d’un affrontement nucléaire que cela apporterait pour la planète.

Dans une perspective à plus long terme, il faut mobiliser un mouvement large – comme celui qui a empêché la participation canadienne à la guerre contre l’Iraq ou celui qui a bloqué le stationnement de missiles nucléaires américains de portée intermédiaire en Europe – pour exiger le retrait du Canada de l’OTAN, alliance impérialiste et dangereuse pour l’ensemble de l’humanité.

David Mandel est professeur au Département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal, militant socialiste et syndical, co-directeur d’un projet de formation syndicale en Russie.


[1C’est ainsi qu’on appelle en russe la Seconde Guerre mondiale.

[2David Marples, Heroes and Villains : Creating National History in Contemporary Ukraine, Budapest/Ne (...)

[3Delphine Bechtel, « Lemberg/Lwów/Lvov/Lviv : identités d’une “ville aux frontières imprécises” », D (...)

[4Aux élections locales de 2010, le parti Svoboda a obtenu entre 20 % et 30 % des voix en Galicie et (...)

   

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