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A Gaza, l’Occident déborde de compassion pour les bourreaux
jeudi 24 octobre 2024 par Alain Marshal
C’est par ce même type de "compassion" envers ses hommes psychologiquement troublés par les fusillades de masse à l’Est que Himmler a opté finalement pour les chambres à gaz qui déresponsabilisaient ses hommes. CNN devrait y penser mais malheureusement ils n’ont de la seconde guerre mondiale que le souvenir du "il faut sauver le soldat Ryan" (BD-ANC)
Un article de CNN, consacré au suicide d’un soldat israélien ayant servi à Gaza, déplore l’impact psychologique des horreurs perpétrées par l’armée d’occupation non pas du côté des victimes, mais des criminels. Il pousse l’infamie jusqu’à plaindre le soldat de ne plus pouvoir manger de viande après avoir écrabouillé des centaines de Palestiniens morts ou vifs, sans sourciller sur cette atrocité.
Un article publié récemment par CNN est consacré au suicide d’un soldat israélien traumatisé après avoir servi à Gaza. L’article se penche sur les conséquences psychologiques des opérations, mais déplore surtout les effets sur les soldats israéliens eux-mêmes, reléguant au second plan les victimes civiles palestiniennes. Le récit, qui incarne parfaitement une tendance médiatique généralisée en Occident, pleure le sort des bourreaux tout en invisibilisant les souffrances de leurs victimes directes, qui ne semblent être là que pour valoriser l’oraison funèbre de criminels de guerre voire de criminels contre l’humanité.
Le texte de CNN, intitulé “He got out of Gaza, but Gaza did not get out of him”, se focalise sur le cas d’Eliran Mizrahi, un réserviste israélien qui, après avoir été déployé 4 mois à Gaza en tant que conducteur de bulldozer, s’est suicidé à cause du stress post-traumatique (PTSD) qu’il a développé. Dans un témoignage qui se veut poignant, et qui constitue le titre de l’article, sa mère raconte : « Il a quitté Gaza, mais Gaza ne l’a jamais quitté. » Les journalistes s’attardent longuement sur le désespoir de la famille, le fardeau moral d’Eliran Mizrahi et la souffrance psychologique de ceux qui en Israël, comme lui, ont été confrontés à la violence de la guerre à Gaza. Pourtant, derrière ce drame individuel, CNN passe à côté d’une analyse plus large et nécessaire : celle des actions génocidaires de l’armée israélienne dans une guerre qui a tué plus de 42 000 personnes (voire plus de 200 000 selon les estimations du Lancet), en grande majorité des femmes et des enfants.
Ne serait-il pas infiniment plus à propos d’exprimer de l’empathie pour les civils palestiniens, qui vivent sous blocus depuis des décennies et sont écrasés sous les bombes depuis plus d’un an, n’ayant aucune possibilité de fuir les massacres (un terme réservé au victimes israéliennes du 7 octobre), la famine et la terreur qui leur sont imposés (« terrorisme » est également un terme réservé aux Palestiniens) ? Certes, l’article mentionne brièvement la souffrance palestinienne, mais elle est reléguée en toile de fond, noyée dans un flot de sympathie pour Mizrahi et ses camarades d’armes.
« Ils ont vu des choses que l’on n’avait jamais vues en Israël », déclare la mère du soldat israélien, comme pour excuser les actes de violence perpétrés par ces mêmes soldats, qui sont présentés comme de simples témoins d’horreurs, et non comme les auteurs d’atrocités : énormément de civils sont certes « tués », mais leurs meurtriers ne sont jamais clairement identifiés dans l’article. C’est ici que réside l’obscénité morale de l’article : on pleure un homme qui, d’après l’aveu d’un de ses camarades, a dû « écraser » par centaines des corps vivants et morts alors qu’il était aux commandes de son bulldozer. Au lieu de mettre cela en titre ou en sous-titre de l’article, de se demander comment une telle horreur est possible, car ces actes de cruauté massifs et injustifiables ne sauraient qu’être délibérés, CNN n’en parle que comme d’un détail, en se focalisant sur son incapacité à manger de la viande par la suite. « Quand tu vois autant de viande et de sang… cela te coupe l’envie de manger », confie un ancien soldat, Guy Zaken.
Au lieu de concentrer son attention sur la dévastation apocalyptique de l’enclave de Gaza, l’article s’évertue à peindre en victimes des soldats israéliens responsables de cette dévastation, au nom de cette conception biaisée de l’impartialité qui consiste non plus à donner la parole aux deux côtés et à laisser les auditeurs se faire leur propre idée, ce qui serait déjà problématique, mais à donner 90% du temps de parole à l’oppresseur, à prendre pour argent comptant sa version des faits et à reprendre ses éléments de langage, tout en mettant en doute le récit de l’autre partie. Cette démarche est aux antipodes de celle que prônait Robert Fisk, reporter de guerre du Times puis, après en avoir démissionné à cause de la censure d’un de ses articles dénonçant la responsabilité des Etats-Unis dans le drame du vol Iran Air 655, de The Independent : « Je dis toujours que les journalistes doivent être neutres et impartiaux du côté de ceux qui souffrent. Si vous couvriez la traite des esclaves au XVIIIe siècle, vous n’accorderiez pas la même place au capitaine du navire négrier [qu’à l’esclave]. Lors de la libération d’un camp d’extermination, vous n’accordez pas le même temps aux SS [qu’aux prisonniers]. » Mais le journalisme actuel semble consister à interviewer des gardiens de camps nazis qui, après avoir vu tant de cadavres décharnés, déplorent ne plus pouvoir manger de côtelettes, ou un capitaine de négrier qui se plaindrait d’avoir perdu du poids pendant la traversée à cause des « mauvaises odeurs » et des « jérémiades incessantes » qui montaient de la soute. Tout en ajoutant, avec des trémolos dans la voix, une photo de ces bourreaux lorsqu’ils étaient de mignons petits enfants (et non lorsqu’ils posent fièrement devant les décombres des bâtiments résidentiels qu’ils ont détruit), et en versant ici et là une larme de crocodile sur les souffrances de leurs victimes pour se donner une contenance. Une telle déshumanisation des victimes, doublée d’une empathie aussi dérisoire qu’immonde pour leurs bourreaux, serait immédiatement condamnée par un torrent d’outrage légitime. Pourtant, CNN et l’ensemble du système politique et médiatique occidental semblent accepter, tantôt de manière tacite (voire inconsciente), tantôt de manière assumée, cette inversion morale lorsqu’il s’agit d’Israël et de la Palestine.
De plus, l’article de CNN accorde une grande place à la défense des soldats, qui, sans être remis en cause, justifient leurs actes en qualifiant tous les Palestiniens de « terroristes ». Zaken, qui conduisait le bulldozer aux côtés de Mizrahi, affirme : « La majorité de ceux que nous avons vus étaient des terroristes. » La guerre d’extermination assumée par les déclarations les plus explicites des responsables israéliens, qui vise à procéder au nettoyage ethnique de la bande de Gaza, est encore présentée par les journalistes comme une « guerre contre le Hamas ». Cette déshumanisation systématique des Palestiniens, décrits comme indissociables du Hamas, légitime implicitement les actes de violence perpétrés contre eux, y compris ceux contre des civils, principales victimes non seulement « selon le ministère de la santé de Gaza », certes contrôlé par le Hamas (autre précision ignoble dont sont coutumiers nos médias, qui vise à minimiser et décrédibiliser les chiffres vertigineux de la mortalité à Gaza), mais également selon les organismes internationaux.
L’occultation délibérée des souffrances palestiniennes et la focalisation sur les bourreaux reflètent un biais profond dans la manière dont les médias occidentaux abordent ce conflit. L’article se targue de toucher à la douleur indicible des soldats israéliens, tout en noyant les quelques éléments mentionnant les civils palestiniens dans un récit compassionnel centré sur la famille du criminel de guerre. Ainsi, CNN incarne les « valeurs » occidentales de manière particulièrement frappante, où les vies palestiniennes semblent tout à fait insignifiantes par rapport à celles de leurs oppresseurs. On pense à la fameuse phrase, apocryphe, attribuée à Golda Meir, ancienne première ministre israélienne, selon laquelle « On peut pardonner aux Palestiniens de tuer nos enfants ; nous ne leur pardonnerons jamais de nous forcer à tuer les leurs », comble de la déshumanisation et de l’immoralité, invitant à verser des larmes sur les pauvres Israéliens qui, malgré leur humanité éthérée, seraient contraints par des Palestiniens intrinsèquement barbares à commettre des crimes atroces « à l’insu de leur plein gré ». Le mythe des « boucliers humains », insidieusement cautionné par cet article, relève de la même abjecte inversion accusatoire, ne se souciant ni des faits (ces accusations sont gratuites et ont été réfutées de longue date, Israël étant la seule partie à utiliser les Palestiniens comme boucliers humains depuis des décennies), ni de la logique (car prendre des boucliers humains n’aurait de sens que face à un adversaire qui se soucierait de leur vie, quand Israël cible délibérément les civils), et consistant à donner carte blanche à Israël pour perpétrer tous les crimes possibles et imaginables, comme le font ouvertement les responsables américains et même allemands.
En fin de compte, cette couverture médiatique constitue une infamie morale, une trahison des principes universels de justice. La douleur d’un soldat qui ne peut plus manger de viande après avoir « écrasé » des Palestiniens, vivants ou morts, est-elle réellement la priorité journalistique dans une guerre marquée par tant d’horreurs ? Un article consacré à la souffrance psychologique d’un combattant du Hamas responsable des « massacres » allégués du 7 octobre serait-il seulement concevable ? Quand bien même cette perte d’appétit du soldat israélien aurait été mentionnée en une demi-ligne dans un livre de 1 000 pages exclusivement consacré aux souffrances palestiniennes, elle relèverait de l’indécence, sauf si elle n’avait d’autre but que de souligner la déshumanisation des Palestiniens. L’article de CNN, centré sur le sort des bourreaux, déshonore non seulement les victimes palestiniennes, mais aussi la déontologie et les valeurs humaines que le journalisme et l’Occident en général prétendent défendre.
Dans son ouvrage magistral La Grande guerre pour la civilisation, Robert Fisk proposait une saine définition du journalisme :
« Je suppose qu’en fin de compte, nous, les journalistes, essayons – ou devrions essayer – d’être les premiers témoins impartiaux de l’histoire. Si nous avons une raison d’être, la moindre doit être notre capacité à raconter l’histoire telle qu’elle se déroule afin que personne ne puisse dire : ‘Nous ne savions pas, personne ne nous l’a dit.” Amira Hass, la brillante journaliste israélienne du journal Ha’aretz dont les articles sur les territoires palestiniens occupés ont éclipsé tout ce qui était écrit par des journalistes non israéliens, a discuté de ce point avec moi il y a plus de deux ans. J’insistais sur le fait qu’on avait vocation à écrire les premières pages de l’histoire mais elle m’a interrompu. ‘Non, Robert, tu as tort. Notre travail consiste à surveiller les centres de pouvoir.’ Et je pense qu’en fin de compte, c’est la meilleure définition du journalisme que j’ai entendue : défier l’autorité – toute autorité… surtout lorsque les gouvernements et les hommes politiques nous entraînent à la guerre, lorsqu’ils ont décidé qu’ils tueraient et que d’autres mourraient. »
Malheureusement, nos journalistes actuels ont pour seule vocation de servir de porte-voix aux criminels, qui agissent avec la complicité active de nos gouvernements—qui, soit dit en passant, subventionnent grassement les médias. Nous proposons ci-dessous la traduction intégrale de cet article de CNN, afin que chacun puisse se faire son opinion. Il mériterait de figurer dans un « Musée des Horreurs » de la mentalité raciste et coloniale qui imprègne encore trop l’Occident.
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Il a quitté Gaza, mais Gaza ne l’a pas quitté : les soldats israéliens de retour de la guerre luttent contre les traumatismes et le suicide
Par Nadeen Ebrahim et Mike Schwartz, CNN, lundi 21 octobre 2024
Traduction Alain Marshal