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Qamis et abaya, des vêtements religieux ?
dimanche 10 septembre 2023 par Simon Pierre
Objets de la panique vestimentaire de cette saison printemps-été 2023, deux termes arabes ont fait leur irruption dans le débat publique : le qamiṣ et la ʿabaya sont d’ores et déjà devenus les nouveaux objets des fantasmes d’exotisme xénophobe.
Si leurs détracteurs médiatiques et politiques y voient un nouveau signe de la sournoise invasion des « musulmans », c’est-à-dire des Maghrébins, leur histoire n’a cependant rien à voir avec l’Occident musulman.
Les spécialistes de la littérature arabe se tourneront vers l’ouvrage orientaliste de référence sur la question : le Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes publié par Reinhart Dozy en 1845. Gageons que ce résumé lexicographique recèlera pour nos éditorialistes et ministres français une réserve inépuisable d’obsessions textiles, pour un siècle au moins de lois et réglementations.
Une simple « chemise »
Le qamiṣ n’y a même pas droit à une description préalable, tant l’auteur considère que l’étymologie est transparente avec le latin camisia :
« Les Orientaux portent la chemise par-dessus le caleçon, et non pas, comme c’est la coutume en Europe, par-dessous le caleçon ».
Ce concept distingue surtout le costume oriental ET européen de celui qui prédomine en Occident musulman (Maghreb) et y est appelé entre autres la gandoura : à manches courtes voire inexistantes elle correspondrait donc plutôt à un t-shirt.
Au Proche-Orient, à l’époque prémoderne, la « chemise » était aussi portée par les femmes, comme en attestent les Mille et une Nuits, si bien qu’un émir mamelouk de Syrie du Nord avait pris l’initiative de réglementer la largeur des manches pour en limiter l’impudeur.
Toutefois, Dozy note également que qamiṣ porte une charge symbolique en lien avec le Coran et le Prophète, mais il n’en connait pas la cause. En fait, qamiṣ figure bien dans le texte sacré, mais exclusivement pour désigner le motif récurrent de la « tunique » de Joseph (sourate XII) : celle qui est tachée du sang d’un agneau lorsqu’il est jeté au puits (hébreu : Ktnt), qui est ensuite déchirée par la femme de Potiphar et enfin posée sur les yeux de Jacob pour lui rendre la vue.
Le vocable est attesté en syriaque (qamista) et c’est sans doute dans ce contexte du début du Moyen-Âge que qamiṣ se retrouve comme un vêtement récurrent et donc banal pour les personnages mentionnés dans la première littérature exégétique et légale (VIIIe siècle).
Il est probable que ce fût à partir de cette quantité de mentions associées aux premiers compagnons que la simple « tunique » finit par receler un potentiel normatif dans l’imaginaire des spécialistes moyen-orientaux du ḥadith prophétique.
Or, le mouvement salafiste se fonde d’une part exclusivement sur cette littérature canonique, et, d’autre part, il se développe justement en péninsule Arabique à l’époque de Dozy. Dès lors, la rencontre de la norme, de la praticité et de la banalité aura eu tendance à transformer cette autre coupe moderne de la « chemise », dans le Golfe, en standard vestimentaire de l’islam moderne salafisé.
L’abaya, un costume avant tout masculin
La ʿabaya a une histoire plus intéressante et contre-intuitive : le terme est dérivé de l’araméen ʿbayta (ou ʿabita) qui veut dire : « grossière » ou « épaisse ».
Cela désigne explicitement une lourde tunique rustique en laine, souvent rayée de noir et de blanc, qui ne comporte « qu’un rudiment de manches » comme l’écrit le lexicographe Kazimirki. Cette simplicité qui traverse les millénaires explique que ʿabaʾ charrie encore en arabe le sens sémitique primitif de « grossier », sans rapport avec sa racine principale.
En l’espèce, cette forme d’arabe standard est généralement déclinée au féminin en ʿabaʾa, avec une variante en ʿabaya qui s’avère l’objet d’un long débat chez le philologue tuniso-égyptien Ibn Manẓour au XIIIe siècle.
C’est probablement sa prédominance en Égypte qui explique que cet usage, qui y était encore seulement émergent à l’époque de Dozy (p. 292-297), ait fini par l’emporter de nos jours via les travailleurs immigrés dans le Golfe.
Mais surtout, il faut dire ici qu’il est question d’un costume avant tout masculin : c’est tout bonnement l’uniforme « caractéristique des Bédouins d’à peu près tous les temps ».
Ici aussi, cet apanage du rural arabophone à dominante pastorale est purement proche-oriental. Dès lors, son équivalent maghrébin serait plutôt la djellaba, laquelle comporte une capuche et des manches longues.
Cela étant, cette simple couverture pliée et fendue pour passer la tête convient aussi bien aux Kurdes d’Urfa que comme bure pour les curés maronites du Liban. Pour autant, elle est également portée « au dessus de la chemise », donc du qamiṣ, chez les bédouines de toute condition, les nobles dames portant « des abas de satin, ou de velours comme celles des hommes », selon les mots du chevalier d’Arvieux (m. 1702).
C’est aussi le cas chez les Bagdadiennes. Dans ces conditions, c’est également le costume que revêt une prostituée (kura, du grec kore : « fille ») dans les Mille et une Nuits, et cet usage semblerait bien avoir subsisté jusqu’à nos jours. Dozy témoigne du fait que la ʿabaya égyptienne commence à se moderniser et à s’embourgeoiser au cours du XIXe siècle : elle reçoit des manches et s’allonge jusqu’aux pieds (de même que le qamiṣ, lorsque le shirt européen se raccourcit au contraire).
Le fait que ce costume normalement masculin devienne un apanage féminin rappelle le phénomène que connut la djellaba au Maroc, lorsqu’elle fut revêtue par les femmes à partir des années 1950-1960, au moment de quitter l’inconfortable drap (ḥayek) blanc pour pouvoir sortir de la maison et travailler avec les mains libres tout en restant pudiques.
En péninsule également, son équivalent est devenu standard, d’autant qu’il est même codifié dans la loi saoudienne (contrairement au couvre-chef, qui n’est pas obligatoire).
Ce faisant, il y constitue un uniforme de pudeur réglementée dans un contexte urbain et moderne où les femmes, notamment immigrées, travaillent. Du fait de la richesse économique de la région, elle a donc pu devenir un objet de distinction capable de se décliner en coloris, coupe et accessoires luxueux.
Ce compromis de couture moderne a pu, à la différence de la djellaba des prolétaires maghrébins, le transformer en objet d’exportation partout là où l’articulation de ces mêmes besoins préexistaient sans être satisfaits.
Photo : © Hélène Aldeguer, 2023.
Simon Pierre : Docteur en histoire de l’Islam médiéval, Sorbonne-Université.