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Iran. Une élection présidentielle à risque pour un régime aux abois
vendredi 28 juin 2024 par Bernard Hourcade
L’élection présidentielle anticipée de ce vendredi 28 juin ne sera pas une formalité. Dans le contexte de la guerre contre Gaza, de recomposition de toute la région, d’émeutes secouant un pouvoir clérical, conservateur et répressif, la République islamique d’Iran se sait en danger. Elle espère une forte participation pour retrouver un soutien populaire perdu depuis longtemps alors que la succession du Guide suprême Ali Khamenei, âgé de 85 ans, est dans tous les esprits.
Dans un premier temps rien ne changera, quel que soit le candidat élu pour remplacer le président Ebrahim Raïssi, mort accidentellement le 19 mai 2024. Les Iraniens veulent en effet la sécurité et ne pas tomber dans les conflits qui ravagent les pays voisins, du Liban à l’Afghanistan.
Les Iraniens font également le bilan de 45 années d’islam politique, certains pour l’améliorer, d’autres pour tourner la page. Le débat n’est pas nouveau, mais la question palestinienne et la guerre dramatisent et accélèrent la nécessité de prendre des décisions.
L’attaque iranienne avec des drones et des missiles contre Israël le 14 avril 2024 marque une date. L’Iran a montré qu’il était une puissance régionale avec laquelle il faut compter. Au-delà des constantes internes ou internationales bien connues au sein de l’État iranien, la politique suivie par le prochain président sera déterminante pour la société iranienne comme pour la Palestine ou la région.
D’abord la survie de la République islamique
Tout a été dit sur la nature répressive du régime islamique et les limites d’une élection dont les « bons » candidats sont sélectionnés au préalable par le Conseil des gardiens de la constitution. Mais l’histoire a montré les failles du système et parfois permis aux Iraniens de saisir les bribes de démocratie encore disponibles pour affirmer leurs revendications et préférer des candidats favorables à des réformes rendant la vie moins dure.
En 1997, la très forte mobilisation des électeurs avait porté au pouvoir Mohammad Khatami qui apporta une réelle ouverture culturelle. En 2015 Hassan Rohani, en phase avec le président américain Barack Obama, et avec l’accord du Guide suprême Ali Khamenei, signa le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA), un accord sur le nucléaire et la fin des sanctions économiques qui ouvrait des perspectives économiques et politiques.
L’accord fut déchiré par le président américain Donald Trump en 2018, plongeant l’Iran dans une crise économique et politique d’une ampleur jamais atteinte.
La révolte des femmes et des jeunes en 2022 a confirmé le caractère irréversible de la rupture entre l’immense majorité de la population et un système politique à bout de souffle en place depuis 45 ans, dominé par le clergé chiite et par le puissant réseau politique, policier, économique et militaire des anciens combattants de la guerre Irak-Iran, contrôlé par les Gardiens de la révolution.
« À bas le dictateur » était le slogan des manifestants et de la diaspora iranienne, mais aucune alternative ni processus politique n’avaient alors été trouvés pour changer un régime qui a cependant bien compris qu’il était en danger.
La révolution qui a renversé le régime du chah en 1979 était — aussi — populaire, et pendant longtemps, la République islamique a pu asseoir sa légitimité grâce au soutien d’un grand nombre de partisans.
Mais cette époque est clairement révolue. L’abstention a été massive (52 % et 14 % de bulletins blancs) lors de l’élection de Ebrahim Raïssi en 2021 et encore plus lors des élections législatives du printemps 2024. La répression ne suffit plus. Pour survivre, la République islamique a donc besoin de retrouver un minimum de soutien populaire.
Le premier enjeu de la prochaine élection est donc moins le choix d’un président que le taux de participation.
Le conseil de Gardiens a donc retenu six « bons » candidats parmi les 81 personnes (dont 4 femmes) qui avaient postulé. Trois sont des conservateurs radicaux dont le plus connu est Saïd Jalili, très proche du Guide suprême, deux sont « modérés » ou pragmatistes, dont Mohammad Bagher Qalibaf déjà trois fois candidat.
Cet ancien général des Gardiens de la révolution pendant la guerre a été commandant de la police nationale, directeur de Khatam Al-Anbiya (le très riche fond des Gardiens de la révolution), maire de Téhéran (2005-2017), puis président du Parlement depuis 2020.
Face à ces cinq conservateurs, un seul candidat réformateur a été choisi pour tenter de convaincre que l’élection était ouverte et inciter les Iraniens à voter. Masoud Pezeshkian est médecin, député de Tabriz et ancien ministre de la Santé du président réformateur Khatami. Cet homme intègre et peu connu a une excellente réputation et a obtenu le soutien sans réserve de la presse modérée et des leaders politiques réformateurs qui appellent tous à participer au vote pour le soutenir.
L’opération « ouverture contrôlée » semble avoir réussi si l’on en croit le sondage réalisé le 19 juin par le Centre de recherche du Parlement estimait que 45,5 % des électeurs iraient certainement voter, laissant penser que la participation pourrait dépasser 52 % car la campagne électorale semble intéresser le public et les médias avec notamment cinq débats télévisés en direct entre les six candidats.
Cette éventuelle « bonne » participation pourrait cependant être une victoire à la Pyrrhus, car la mobilisation semble profiter au candidat partisan de l’ouverture sociale, politique et internationale. Certains rêvent même déjà d’un raz-de-marée populaire comme en 1997.
Rien n’est moins sûr.
Il faudrait que les millions d’Iraniens qui ont soutenu en 2022 le mouvement « Femmes vie liberté » aillent voter en masse, alors qu’ils appelaient au boycott et au renversement d’un système politique répressif qui ne respectait pas les règles élémentaires de la démocratie.
La dramatisation des enjeux
L’élection présidentielle iranienne n’est pas un simple et hélas banal problème politique entre conservateurs et réformateurs. Les multiples crises internes ont atteint un tel niveau que les groupes conservateurs au pouvoir sont désormais conscients que la République islamique est en danger, ce qui implique des changements profonds.
Ce constat exacerbe logiquement les divisions entre les factions qui se sont succédé au pouvoir et se rejettent la responsabilité de l’impasse actuelle. Chaque individu, chaque faction cherche les moyens pour sauver son pouvoir et ses intérêts. Les divisions sont profondes entre ces « amis de 45 ans » qui ont en commun des intérêts économiques acquis par une corruption de grande ampleur.
L’islam qui avait fourni un certain consensus à la révolution de 1979 a perdu sa crédibilité depuis que la corporation du clergé s’est massivement impliquée dans la gestion de l’État. De même, le nationalisme des héros de la guerre Irak-Iran n’est plus valorisable par les Gardiens de la révolution et leurs affidés, qui sont certes plus pragmatistes, mais aussi plus radicaux avec leurs très efficaces services de police et de renseignement.
Les Accords d’Abraham de 2020, puis la guerre contre Gaza donnent en outre une dimension dramatique et urgente aux débats sur les relations internationales jusqu’alors centrés sur la relation avec les États-Unis et la levée des sanctions économiques.
L’enjeu est désormais la future place de l’Iran comme puissance de plein exercice dans la recomposition actuelle du Proche-Orient. L’indépendance nationale fait consensus, ce qui implique le rejet d’une nouvelle domination américaine via Israël. La normalisation des relations avec l’Arabie saoudite est devenue une stratégie durable pour asseoir le pouvoir des deux « gendarmes » de la région, mais les divergences restent grandes entre le royaume saoudien, allié des États-Unis et qui reconnaitra tôt ou tard Israël, et l’Iran attaché à son rôle dans « l’Axe de la Résistance » et la recherche d’alliances nouvelles dans le cadre des BRICS [1].
La guerre contre Gaza est venue perturber ces mouvements diplomatiques et contraindre l’Iran à affirmer clairement ses positions. Le premier acte militaire et surtout politique fut l’attaque du 14 avril 2024 visant directement Israël depuis le territoire national iranien avec des centaines de drones, et de missiles.
Personne n’a répondu.
Mais le prochain président iranien, face au Guide suprême, devra s’impliquer et faire des choix de « résistance », d’indépendance ou de nouvelles alliances.
La campagne électorale s’inscrit dans ce contexte exacerbé avec une mobilisation des opinions autour de la normalisation des relations internationales et la négociation d’un nouvel accord sur le nucléaire et la levée des sanctions.
Le gouvernement de Raïssi avait poursuivi sans relâche les discussions — indirectes — avec les États-Unis, mais les divergences internes restent fortes avec les idéologues du clergé ou certains Gardiens de la révolution réticents à tout compromis, et d’autres factions plus pragmatistes prêtes à tout pour sauver sinon le régime islamique du moins la stabilité intérieure et donc leurs intérêts.
Pour Masoud Pezeshkian, l’unique candidat réformateur, cette question de l’ouverture internationale — en l’occurrence vers l’ouest — est au centre de sa politique. C’est là le cœur des changements, avec les implications que cela suppose sur la société iranienne, l’économie, les relations avec les pays voisins et bien sûr les relations avec Israël et la Palestine.
L’Iran n’abandonnerait pas sa tradition d’indépendance, ses ambitions et ses alliances, mais chercherait à devenir un interlocuteur de plein exercice pour l’avenir de la région.
Malgré la censure, les vraies questions posées
Les campagnes électorales ont presque toujours été des moments brefs, mais intenses de débats politiques, malgré l’élimination préalable des candidats d’opposition. Derrière les discours d’allégeance au Guide et à l’islam, et les promesses de prospérité et de justice sociale, les Iraniens savent décoder et comprendre les vrais enjeux et entrevoir les perspectives proposées.
Faire des choix ou trouver un équilibre entre l’islam qui reste respecté malgré l’échec de l’islam politique mis en œuvre par le clergé, et l’ouverture internationale économique, mais aussi culturelle et sociale qui correspond à une société massivement instruite et mondialisée. Une solution médiane et consensuelle pourrait être l’affirmation de l’identité nationale iranienne.
En somme, respecter la devise de la République islamique « Indépendance, liberté, République islamique »…
L’aile radicale des conservateurs est représentée à cette élection par deux candidats faire-valoir : le maire de Téhéran Alireza Zakani, célèbre pour son programme de construction de mosquées dans les jardins publics, et Amir-Hossein Ghazizadeh Hashemi, gestionnaire de fondations religieuses qui financent le clergé. Il est possible qu’ils se désistent au dernier moment pour tenter de faire passer Saïd Jalili au premier tour.
Cet ancien négociateur sur le nucléaire de Mahmoud Ahmadinejad et défenseur sans nuance d’une politique islamique traditionnelle pourrait bénéficier du soutien « technique » de l’appareil d’État, mais il est probable que le souvenir des protestations populaires contre la fraude qui avait permis en 2009 la réélection de M. Ahmadinejad, dissuadera toute tentative massive dans ce sens.
Il dispose cependant d’une base populaire solide qui a toujours affirmé son attachement au régime islamique. Son élection signifierait des contraintes culturelles encore plus fortes, notamment contre les femmes, et le blocage des discussions avec les États-Unis. Son hostilité à Israël augmenterait sans conteste le risque d’une confrontation directe ou via le Hezbollah, aggravant la situation déjà dramatique des Palestiniens qui ne semble pas prioritaire pour ces factions islamistes.
Pour éviter l’élection de cette personnalité radicale qui pourrait provoquer des révoltes de plus en plus violentes et marginaliserait à nouveau l’Iran face à l’Arabie saoudite, une partie de la presse conservatrice plaide pour l’unité de tous les candidats conservateurs, y compris Mostafa Pourmohammadi, un membre du clergé jadis très actif dans la répression, mais réputé « modéré », autour de Mohammad Bagher Qalibaf qui vient d’être réélu président du Parlement avec le soutien d’une partie des députés les plus radicaux.
À la fois fidèle au Guide et bénéficiant d’un réel soutien populaire pour son pragmatisme quand il a réorganisé la police nationale ou dirigé la mairie de Téhéran, cet ancien général des Gardiens de la révolution se prévaut également d’avoir lancé de façon décisive le programme national de missiles. Devenu professeur de géographie à l’université de Téhéran, il se qualifiait jadis de « Reza Chah islamique » et se définit désormais comme « néo-conservateur », attaché à l’islam nationaliste et assez fort pour trouver des compromis avec les États voisins et même avec les États-Unis pour faire lever les sanctions économiques.
En cas de faible participation, Qalibaf est donné comme favori, élu au premier tour avec le soutien de ceux qui pensent qu’il est un moindre mal, malgré les accusations de corruption et son comportement souvent autoritaire.
L’unique candidat des réformateurs n’a pas la tâche facile. Après avoir déclaré sa fidélité au Guide et rendu visite aux grands ayatollahs de Qom pour bien montrer sa volonté de rassembler, il s’est vite révélé comme un candidat combattif et aux idées claires en faveur d’une ouverture internationale revendiquée.
L’implication très active et médiatisée de Javad Zarif, l’ancien ministre des affaires étrangères artisan du JCPOA, pourrait réveiller les opinions défaitistes et les abstentionnistes et déjouer les pronostics qui voyaient dans cette élection une simple formalité administrative au sein du pouvoir clérical contrôlé par le Guide suprême. Il rappelle l’enthousiasme soulevé par le succès diplomatique de 2015 et les perspectives d’emploi et de prospérité et d’ouverture politique et culturelle offertes par le JCPOA que le gouvernement de Raïssi avait fini par accepter de renégocier, mais sans succès en raison de conflits internes avec les factions les plus radicales.
L’élection de Pezeshkian associé à Zarif permettrait donc de résoudre les blocages et relativiser l’ouverture vers la Chine et la Russie soutenue par les conservateurs, mais qui ne mobilise pas les foules. Mais de tels espoirs et discours seront-ils suffisants pour rallier des millions de suffrages le 28 juin ? Rien n’est moins sûr.
Les incertitudes d’un probable second tour
Le dernier sondage du Centre de recherche du Parlement (19 juin) confirmait que les électeurs concentreraient leur soutien entre les trois principaux candidats : Qalibaf 27,9 % (en hausse), Jalili 18,2 % (en forte baisse) et Pezeshkian 17,4 % (en hausse), ouvrant la voie à un probable second tour le 5 juillet entre les deux candidats arrivés en tête.
Si Jalili était opposé à Qalibaf, on peut penser que la « majorité silencieuse » fidèle à l’islam, voulant la paix sociale préférera le pragmatisme autoritaire de l’ancien maire de Téhéran, qui a toujours affirmé sa fidélité au camp conservateur, à un idéologue trop proche du clergé.
Si Pezeshkian était opposé à Jalili, on peut penser que tout le réseau d’influence de l’État et du clergé, et des nationalistes conservateurs foncièrement hostiles à l’influence américaine/occidentale soutiendra Jalili. Inversement, le candidat réformateur n’est pas du tout sûr de mobiliser les abstentionnistes découragés ni les militants du mouvement « Femmes Vie Liberté ».
L’issue du scrutin serait alors entre les mains des électeurs de Qalibaf et des Gardiens de la révolution qui estiment que la mise à l’écart des idéologues du clergé est indispensable pour assurer la survie du régime islamique.
Si enfin Qalibaf était opposé Pezeshkian, la victoire de ce dernier dépendrait uniquement d’un raz-de-marée, d’un vote massif des « partisans de l’ouverture », mais surtout de la population appauvrie et marginalisée des banlieues dont la révolte avait été violemment réprimée en 2019.
Et le Guide ?
Il est banal de dire que la vie politique iranienne est monopolisée par le Guide suprême qui décide de tout avec ses nombreux conseillers. Cette analyse un peu sommaire ne sera plus d’actualité en cas de décès d’Ali Khamenei, âgé de 85 ans. On pourra alors constater qu’il aura été le dernier Guide suprême de la République islamique.
Il n’existe en effet en Iran aucun religieux ayant son expérience et son autorité pour imposer sa volonté à une nébuleuse cléricale, révolutionnaire, affairiste, et profondément divisée par 45 années de pouvoir.
Peu importe alors le nom de celui qui sera élu par l’Assemblée des experts, car le nouveau président la République choisi par les Iraniens sera alors le seul homme politique ayant une certaine légitimité pour diriger le pays.
Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/ira...
[1] Les BRICS sont un groupe de neuf pays : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran.