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Les illusions de la valeur marchande
jeudi 28 novembre 2024 par Blog LeBonDosage
Les illusions de la valeur marchande qui domine nos sociétés morbides.
La base matérielle et donc marchande constitue sans aucun doute un élément essentiel du développement mais quand elle est strictement liée à l’individualisme, elle entraîne un processus régressif et réactionnaire qui empêche de prendre en compte les intérêts collectifs et à long terme de l’être humain. (BD/URC)
S’il y a bien une chose qui caractérise la civilisation actuelle, ou ce qui prétend être une civilisation , c’est le rôle fondamental qu’y tient le fétiche de la valeur marchande. Il ne s’agit pas ici de parler de la fétichisation de la marchandise qui fut décrite par d’autres. Car en réalité ce fut une erreur de voir dans la marchandise un fétiche. Ce n’est pas la marchandise qui a été fétichisée par les Occidentaux modernes sous l’influence de l’idéologie libérale, c’est la valeur marchande elle-même.
Car dans notre mode absurde, elle mobilise toutes les énergies, suscite toutes les inquiétudes et produit tous les fantasmes. Elle façonne totalement l’imaginaire des hommes modernes et oriente à la fois leur vie et la politique qui s’astreint à eux. Évidemment on ne saurait mieux montrer l’importance que cette illusion revêt que dans l’importance que nous accordons par exemple aujourd’hui aux divagations des marchés financiers.
Les marchés montent, c’est formidable, ils baissent, c’est le drame, sans que tout un chacun n’imagine un instant qu’en réalité tout ceci relève plus du jeu de casino qu’autre chose.
La bourse c’est du sérieux, voyons.
Le Bitcoin c’est un truc formidable qui va stocker la valeur marchande quelque part et produire une rente magique pour son propriétaire.
Je pourrais plaisanter ici en montrant que les cartes Pokémon sont autant de valeurs marchandes sûres dans ce monde absurde que les bitcoins. Le simple fait que de simples cartes à jouer puissent susciter des « valeurs » marchandes immenses révèle la nature erronée du marché comme représentant réel de la valeur des choses.
Les anciens économistes avaient bien raison de se méfier de la valeur marchande et du lui opposer la valeur d’usage.
La société peut s’effondrer, tant que ma valeur actionnariale est là, que ma cryptomonnaie grimpe, je n’ai rien à craindre de l’avenir. C’est évidemment totalement faux, mais c’est un peu le résultat de la collusion d’un individualisme sans cesse croissant, avec une idéologie qui résume l’importance des choses à leur valeur marchande.
J’écoutais hier l’interview intéressant de Marcel Gauchet à l’occasion de la sortie de son dernier livre qui a souligné, à juste titre, cet étonnant paradoxe des sociétés occidentales modernes, alors que les individus sont en réalité de moins en moins autonomes et des plus en plus dépendants de la complexité de leur société, ils paraissent de plus en plus croire qu’ils sont des individus se façonnant d’eux-mêmes. Des individus totalement libres de leur choix et de leurs actions.
La réalité triviale est pourtant inverse à cette croyance. Nos ancêtres pas si lointains étaient en réalité bien plus libre que nous ne le sommes par bien des aspects. Ils produisaient eux-mêmes leur nourriture et ne dépendaient si fortement de toutes les facilités de la société industrielle moderne.
Le prix à payer était un niveau de vie largement inférieur au nôtre.
Alors pourquoi aujourd’hui voyons-nous de plus en plus cette idéologie de l’individu roi ?
Car que ce soit dans sa version wokiste et faussement progressiste ou dans la version libertarienne à la Elon Musk, c’est toujours la croyance de l’individu tout puissant que ces idéologies valorisent. C’est effectivement paradoxal de voir ces individus en réalité de moins en moins capables de changer quoi que ce soit dans leur vie et dans leur société être également adepte de la croyance en la toute puissance de l’individu.
Car c’est un paradoxe qu’Emmanuel Todd a souvent souligné, l’individu n’a de capacité d’action que s’il est membre en réalité d’un collectif. Si la contrainte collective constitue par définition une contrainte qui implique le respect de règle et l’action solidaire à l’intérieur du groupe, la collectivité permet également de démultiplier l’action individuelle.
Les grands hommes de notre histoire n’étaient pas que des hommes, ils incarnaient des idées, la nation, une religion bref quelque chose qui rassemblait d’autres hommes derrière eux. Ils étaient grands parce qu’ils étaient en quelque sorte portés par d’autres qu’ils représentaient.
L’impuissance que produisent nos sociétés actuelles vient en grande partie de cette incapacité à créer de mouvement de masse et de groupe. L’idéal de rationalité collective se transforme petit à petit en une forme de paralysie généralisée conduisant les individus à l’impuissance collective. Il reste alors la fétichisation de la valeur marchande. Les milliardaires devenant les sauveurs puisque ce sont les super-individus par excellence dans une société qui a fait de la valeur marchande la mesure de toute chose.
Dans un pays comme les USA il n’y a donc pas vraiment de surprise au phénomène Trump même s’il risque d’en décevoir plus d’un, mais c’est un autre débat.
Quand les sociétés négligent le plus essentiel
Pour revenir à la question de la valeur marchande, il faut bien comprendre que dans les sociétés d’autrefois celle-ci n’avait absolument pas le poids qu’elle a aujourd’hui. On n’a pas construit les cathédrales pour gagner de l’argent ou pour faire des gains de productivité. Les grandes œuvres de l’humanité n’avaient pour la plupart pas pour but des gains ou des bénéfices financiers contrairement à ce que certains peuvent penser. Il y avait d’autres motivations, d’autres mécanismes psychiques pour motiver la population à réaliser telle ou telle chose.
On ne se rend pas compte de l’emprise progressive qu’a prise la valeur marchande depuis deux siècles dans l’esprit des contemporains. L’on s’offusque aujourd’hui de l’effondrement des naissances, mais en un sens n’est-ce pas le stade terminal du calcul économique égoïste qui le produit ? Notre pensée utilitariste permanente qui réduit tout à un calcul économique ne porte-t-elle pas intrinsèquement les germes de la stérilisation générale des êtres humains ?
En effet à quoi sert donc le fait d’avoir des enfants ?
Cela coûte cher, cela ne rapportera rien, puisque plus tard ils vivront tout aussi égoïstement comme nous ?
Si l’on se place du strict point de vue d’homo economicus, le fait d’avoir des enfants est sujet à caution. Alors les libertariens du coin vous diront qu’il faut détruire les systèmes de retraite pour que les gens retrouvent l’intérêt d’avoir des enfants pour leurs vieux jours. Parce qu’ils raisonnent vraiment comme ça nos amis libéraux, du moins les plus extrêmes.
Mais la réalité c’est que les gens n’avaient pas d’enfants par calcul, cela arrivait comme cela. C’était le produit d’une rencontre entre un homme et une femme (oui je suis réactionnaire sur ce plan). Avoir des enfants n’était pas un calcul économique, ça ne l’a jamais été en tant que tel. Les couples d’ailleurs se formaient souvent à cause d’une certaine pression sociale, pression que nous avons jetée à la poubelle en valorisant les « libertés » individuelles, produisant aujourd’hui des individus souvent malheureux et esseulés.
Nous produisons des individus caricaturant la célèbre chanson de Michel Berger « Si maman si. ».
De fait, la focalisation de toutes les énergies de la société sur la seule fabrication de la valeur marchande détruit en réalité la société. On en a un exemple extraordinaire avec la Corée du Sud dont le gouvernement vient de reconnaître que le pays risque l’effondrementà cause de sa natalité.
Qu’ils sont nombreux ceux qui se moquent de la Corée du Nord, un pays d’arriérés communiste. Et pourtant le nord sera encore là dans 50 ans grâce à une fécondité plus raisonnable, le sud c’est moins sûr. Ils ne produisent pas d’iPhone, mais des enfants, c’est peut-être moins vendeur pour des sociétés obsédées par le taux de croissance économique, mais c’est probablement beaucoup plus sain.
N’aurait-il pas mieux valu avoir un PIB moins élevé, une productivité plus basse et des valeurs marchandes moins élevées si cela avait permis une natalité plus raisonnable ?
C’est ici à mon sens que le danger marchand se révèle. Il est pernicieux, met du temps à se faire sentir, mais provoque des effondrements dramatiques à long terme, car les sociétés qui sont tout entières vouées à la valorisation marchande négligent au final les choses les plus essentielles, celles qui lui permettent de perdurer.