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En Corée du Sud, un coup d’État révélateur

mardi 28 janvier 2025 par Renaud Lambert

Derrière une saga rocambolesque, les limites d’une démocratie.
On crut d’abord à l’un des fiascos les plus retentissants dans l’histoire mondiale des coups d’État. Il fallut en effet moins de six heures pour qu’échoue celui tenté par le président sud-coréen Yoon Suk-yeol, le 3 décembre 2024. Mais, au fil des jours, le scénario d’une opération digne des Pieds nickelés céda la place à une autre interprétation des faits, autrement préoccupante.

Le 3 décembre dernier, le président de la Corée du Sud quitte soudainement une réunion du conseil des ministres, sans donner d’explication. La plupart des membres du gouvernement ne découvrent la raison de ce départ inattendu qu’en entendant M. Yoon Suk-yeol prononcer une allocution télévisée depuis la pièce adjacente : le pays s’apprête à connaître son dix-septième épisode de loi martiale depuis la fondation de la République, en 1948. Par chance, le plus bref.

Au moment où il prend la parole, les choses sont simples dans l’esprit de M. Yoon : lorsqu’une Assemblée nationale aux mains de l’opposition refuse d’obtempérer à un président — par exemple en ne votant pas le budget qu’exige son gouvernement —, elle bafoue le suffrage universel et méconnaît la Constitution. Qu’importe si les députés ont eux-mêmes été élus et si la force de l’opposition à l’Assemblée s’explique avant tout par la détestation dont fait l’objet le président en question. Dans le monde de M. Yoon, un Parlement obéit, ou se renverse.

Sur la base de cette logique — dont on imagine qu’elle pourrait séduire d’autres dirigeants politiques, et pas nécessairement en Asie —, le dirigeant conservateur dénonce la « dictature législative » organisée par l’opposition et la « paralysie » de l’État : « Une incitation à la rébellion qui piétine l’ordre démocratique (…) et perturbe les institutions légitimes établies par la Constitution et la loi. »

Or la Corée du Sud est toujours en guerre avec son voisin du Nord puisque, depuis l’armistice de 1953, son allié américain s’emploie à torpiller les efforts visant à signer un traité de paix (1)[Toutes les notes sont en bas de page]. Pour M. Yoon, aucun doute n’est permis : les députés séditieux sont en réalité des agents communistes qui cherchent à « renverser [le] système démocratique libéral [du pays] » pour le livrer à l’ennemi. Qu’importe si la formation majoritaire au Parlement, le Parti démocrate (Minju), ferait passer le premier ministre français François Bayrou pour un zadiste et si elle a toujours contribué à défendre les intérêts des classes dominantes : estimant la démocratie menacée, M. Yoon décide de réagir en la suspendant.
« Je déclare la loi martiale pour protéger la République de Corée des menaces des forces communistes nord-coréennes, pour éradiquer immédiatement les forces antiétatiques pro-Pyongyang sans scrupule qui pillent la liberté et le bonheur de notre peuple et pour protéger l’ordre constitutionnel libre », annonce-t-il le 3 décembre.

Froncement de sourcils

Afin d’éviter le retour des juntes qui ont jalonné l’histoire du pays, la révision constitutionnelle de 1987 autorise l’Assemblée nationale à voter contre l’instauration de la loi martiale. Plusieurs centaines de militaires s’y déploient donc rapidement, pour empêcher les députés de se réunir. Ils fondent également sur la Commission électorale. C’est que, dans l’esprit de M. Yoon, la défaite de son parti aux législatives d’avril 2024 ne peut s’expliquer que par une fraude (parrainée par Pyongyang, naturellement…) dont il ne doute pas que les militaires découvriront la preuve.

Malheureusement pour M. Yoon, une partie de la population garde la mémoire des combats contre les dictatures qui ont dirigé le pays presque sans discontinuer entre la capitulation japonaise, en 1945, et 1987. Certains ont vécu le 17 mai 1980, quand la loi martiale fut déclarée la dernière fois par le dictateur Chun Doo-hwan (1980-1988). À l’époque, la population de la ville de Kwangju s’était soulevée, avant d’être écrasée par l’armée avec le soutien des États-Unis : plus de cent soixante morts, selon un bilan officiel sans doute sous-évalué. D’autres sont même passés par les camps où les tortionnaires de Chun « rééduquaient » les « délinquants » : des gens le plus souvent soupçonnés de sympathie communiste.

Ensemble, ils accourent à l’Assemblée pour aider les députés d’opposition à pénétrer dans l’enceinte avant que les militaires ne les en empêchent. En route, ils rencontrent une autre partie de la population, souvent née après la transition démocratique de 1987 : des gens qui croyaient sincèrement en la démocratie sud-coréenne, certains que la page des années sombres du pays était tournée. L’effroi des premiers rencontre l’effarement des seconds, puis l’éclaire. Rapidement, une marée humaine se forme. Les militaires hésitent, la foule gonfle, les députés votent à l’unanimité la levée de la loi martiale. Il suffit de quelques jours pour que l’Assemblée vote la destitution du dictateur en herbe.

La presse aime les histoires qui finissent bien, la voici servie. Alors que le magazine britannique The Economist salue la « résilience (2) » de la démocratie sud-coréenne, un éditorial du Wall Street Journal observe qu’elle « vient de passer avec succès son test le plus sérieux depuis des décennies (3) ». M. Yoon est écarté, tout rentre dans l’ordre. Séoul demeure ce « champion de la démocratie dans le monde » que saluait en mars dernier le secrétaire d’État américain Antony Blinken lors d’un sommet pour la démocratie justement organisé en Corée du Sud (4).

Et puis, au fil des découvertes de l’enquête parlementaire, une autre histoire se dessine peu à peu. Notamment quand le Parti démocrate rend publics les documents préparatoires des factieux, le 10 décembre 2024. On y apprend que l’homme qui a proposé au président Yoon de mettre en œuvre la loi martiale, son ministre de la défense Kim Yong-hyun, aurait cherché à « la justifier (…) en déclenchant un conflit militaire avec la Corée du Nord », notamment « en envoyant des drones au-dessus de Pyongyang (5) ».
L’information est corroborée par la découverte des notes de son acolyte principal, M. Noh Sang-won. Or la plupart des habitants de la péninsule sont au courant du fait que des drones sud-coréens ont effectivement survolé Pyongyang, trois fois en une semaine. Mais pas à la veille de la tentative de coup d’État de M. Yoon : presque deux mois plus tôt…

Les autorités sud-coréennes avaient attribué ces vols à l’une des organisations anticommunistes qui depuis longtemps envoient des ballons chargés de brochures hostiles au Nord. Ils venaient simplement de changer de méthode, expliquait-on à Séoul, tout en fronçant très fort les sourcils pour bien montrer qu’on désapprouvait l’initiative. Sans toutefois convaincre. Le 20 octobre, le chercheur Kim Jong-dae interroge : « Quel groupe privé pourrait mener à bien une opération d’infiltration en haute altitude dans le ciel de Pyongyang sans que l’armée sud-coréenne n’approuve ou ne guide activement l’envoi d’aéronefs au-dessus de la ligne de démarcation militaire, qui fait l’objet d’une surveillance étroite ? »
Et Kim de conclure à l’époque : « J’ai l’impression qu’une nouvelle forme de guerre contre la Corée du Nord se met en place, dans laquelle l’administration n’occupe pas le devant de la scène, mais laisse des groupes privés opérer à sa place (6). »

Cinq jours après l’échec du coup d’État, le 8 décembre 2024, un incendie « se déclare » dans l’entrepôt du centre de commandement qui supervise les opérations de drones en Corée du Sud. Alors que l’armée explique que « l’incendie a été causé par une décharge électrique », les partis d’opposition annoncent « soupçonner le ministère de la défense d’avoir tenté de détruire des preuves en rapport avec le survol de Pyongyang par des drones en octobre (7) ».

De sorte que, loin de l’impression de précipitation et de bricolage qu’avaient inspirée les images d’un président hagard (peut-être même un peu ivre…) et de soldats ne sachant pas trop comment se comporter, émerge peu à peu un autre tableau. De toute évidence, les putschistes travaillaient à leur projet depuis plusieurs mois. Finalement, les démocrates n’avaient peut-être pas eu tort d’interroger le Parti du pouvoir au peuple (PPP), aux affaires, au sujet des intentions du président à la suite de la nomination de M. Kim Yong-hyun — réputé à l’extrême droite d’une formation déjà très droitière —, en septembre. « Est-ce que vous préparez une loi martiale ? », avait demandé le président du Parti démocrate, M. Lee Jae-myung, suscitant l’ire de son interlocuteur du PPP à l’Assemblée nationale (8).

Autre découverte : la détermination des factieux les avait conduits à imaginer provoquer un conflit avec la Corée du Nord, un pays disposant de l’arme nucléaire…

En dépit des vols de drones, Pyongyang n’avait pas cédé à la provocation, optant pour une posture que Stephen Cho, le coordinateur de la Plateforme mondiale anti-impérialiste (PMA), qualifie de « patience stratégique » : « Lorsque les drones sud-coréens ont infiltré à plusieurs reprises l’espace aérien au-dessus de Pyongyang pour larguer des tracts, explique-t-il, la République populaire démocratique de Corée n’a répondu que par un avertissement. Elle a également toléré les tirs d’artillerie en direction de son territoire depuis une île, sans riposter — alors que, par le passé, elle répondait par des tirs de contre-batterie. »
Ce faisant, Pyongyang aurait privé les putschistes du prétexte qu’ils recherchaient pour déclencher la loi martiale — une prétendue « agression » nord-coréenne —, les contraignant à se montrer plus imaginatifs encore. Et moins prudents.

Le 19 décembre, le député démocrate Kim Byung-joo, un ancien général quatre étoiles, relaie devant l’Assemblée nationale les informations qui lui sont parvenues : le soir du coup d’État, des membres du Headquarters Intelligence Detachment (HID), une unité spécialisée dans les opérations d’infiltration de la Corée du Nord et chargée d’en assassiner les dirigeants en cas de conflit, avaient été mobilisés pour arrêter, voire tuer, les députés qui résistaient (9). Ces informations confirment celles rapportées par le journaliste Kim Eo-jun, le 13 décembre 2024. Selon les témoignages qu’il a recueillis, les putschistes avaient prévu l’assassinat de plusieurs leaders politiques (le nom du chef du PPP, M. Han Dong-hoon, aurait été évoqué) par des membres des forces spéciales portant des uniformes nord-coréens.
Bref, une opération sous faux drapeau. La veille de la déclaration du député Kim Byung-joo, la presse révèle qu’une unité de l’armée sud-coréenne a en effet commandé deux cents uniformes imitant ceux de la Corée du Nord. Selon M. Kim, « le lien avec la loi martiale est confirmé (10) ».

Un tel tableau soulève naturellement une question : pour quelle raison M. Yoon a-t-il décidé de jouer avec le feu nucléaire, dont le dirigeant nord-coréen a toujours proclamé qu’il n’hésiterait pas à faire usage si son pays était menacé ?

Élu d’un cheveu en 2022, incarnant la frange la plus droitière du PPP, M. Yoon ne suscitait plus que le mépris en dehors des milieux d’extrême droite. En novembre 2024, seuls 17 % des Sud-Coréens se disaient satisfaits de sa présidence (11). Confronté au casse-tête géopolitique d’un pays dépendant économiquement de la Chine et sous la tutelle stratégique des États-Unis, l’ancien président avait choisi de s’aligner sur Washington tout en tentant de redresser le taux de profit des chaebol (grands groupes industriels locaux) sur le dos des Sud-Coréens.

Alors que la politique du pays, toutes tendances confondues, avait jusqu’ici consisté à opposer les ouvriers aux « cols blancs », les travailleurs sous contrat aux précaires, les jeunes aux vieux, M. Yoon parvient à dresser la quasi-totalité de la population contre lui en tentant de faire passer la semaine de travail de cinquante-deux à soixante-neuf heures, dans l’un des pays où l’on travaille déjà le plus : confronté à la résistance des syndicats, le président estime que « s’accrocher à ses droits acquis revient à un acte de pillage, privant les jeunes générations (…) d’espoir ».
Même la Fédération des syndicats coréens, l’équivalent local de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), estime que c’en est trop : au mois de juin 2023, elle déclare une « guerre totale » à l’encontre du gouvernement « antitravailleurs » de M. Yoon (12).

Pas forcément plus progressistes en Corée du Sud qu’en France, les médecins se joignent au chœur des mécontents quand le président décide de faire passer le numerus clausus de trois mille à cinq mille. Au moment du coup d’État, 90 % d’entre eux étaient en grève depuis le mois de février.

Après avoir fait campagne lors de la présidentielle de 2022 en expliquant que le féminisme était allé trop loin, dans un pays dont le caractère patriarcal frise pourtant la caricature, M. Yoon s’empresse de mettre en œuvre l’une de ses promesses : la suppression du ministère de l’égalité hommes-femmes et de la famille. Il n’existe « aucune discrimination structurelle de genre » dans le pays, explique-t-il, avant d’amputer le budget alloué à la lutte contre les violences sexistes et de gommer les termes « femmes » et « égalité de genre » des textes de loi qu’il fait passer.
Deux ans plus tard, dans les rassemblements exigeant sa destitution après le fiasco de sa loi martiale, un manifestant sur trois est une femme âgée de 20 à 40 ans. « Cela fait des années que ses politiques antiféministes me rendent furieuse, explique l’une d’entre elles. Et puis, quand il a déclaré la loi martiale, je me suis dit qu’il fallait que ça cesse (13). »

Mais la principale source de la détestation, viscérale, de M. Yoon est sans doute sa femme. Accusée de fraude fiscale, de délit d’initié, de prévarication et d’avoir monnayé la nomination de candidats du PPP, Mme Kim Keon-hee serait peut-être déjà en prison si son mari (un ancien procureur) n’avait pas entravé les actions de la justice et de l’Assemblée nationale pour la poursuivre.

Isolé au sein même de sa propre formation politique, dont une partie mesure combien le naufrage du chef de l’État la menace, M. Yoon mise sur l’endoctrinement anticommuniste qu’a subi la population pour peindre ses opposants en soutiens de Pyongyang (14). La loi de sécurité nationale, mise en place par le dictateur Rhee Syngman en 1948, lui permet d’intimider, de poursuivre, voire d’incarcérer ceux auxquels il prête une proximité avec l’adversaire nord-coréen.
Au mois d’août dernier, par exemple, les locaux du Parti de la démocratie populaire (PDP) sont perquisitionnés et ses militants menacés de poursuites judiciaires, sans la moindre preuve tangible — un épisode auquel la grande confrérie des amis de la démocratie si largement représentée dans les médias occidentaux n’a rien trouvé à redire. Les choses prennent un tour presque comique lorsque le président du Parti démocrate Lee Jae-myung, soutien indéfectible des chaebol, est lui aussi inquiété : le pouvoir lui reproche d’avoir procédé à des transferts de fonds vers le Nord.

Destitutions en série

Discrédité, à la tête d’un pays dont le modèle d’accumulation se trouve fragilisé par le conflit entre Washington et Pékin, confronté à une opposition galvanisée par sa victoire aux législatives d’avril 2024 et le menaçant de destitution ainsi que de poursuites judiciaires, M. Yoon aurait donc estimé que son salut passait par un surcroît d’autoritarisme, quitte à provoquer un conflit avec le voisin du Nord… Avant d’échouer.

Fin de l’histoire ?
Peut-être pas tout à fait. Alliées dans le conflit les opposant au Nord, les armées sud-coréenne et américaine sont parfaitement intégrées. Le pays du Matin-Calme accueille la plus grande base des États-Unis en dehors de leur territoire, ainsi qu’un contingent de près de trente mille soldats américains. Washington forme, coordonne et, sans le moindre doute, infiltre les forces armées de son allié (notamment dans le renseignement), dont il prend automatiquement le contrôle en cas de conflit ouvert. Difficile d’imaginer que les États-Unis ignoraient tout de l’opération qui se préparait depuis au moins le mois de juillet.

Cela signifie-t-il pour autant qu’ils avaient donné leur feu vert à l’instauration de la loi martiale ? Pas mécaniquement. L’éditorial du Wall Street Journal déjà cité suggère d’ailleurs que l’administration du président américain Joseph Biden aurait « offert à M. Yoon des conseils avisés sur les dangers de la déclaration » qu’il s’apprêtait à faire. On peut toutefois s’étonner de l’incapacité des États-Unis à réfréner un allié jusque-là particulièrement obéissant.

Cependant, les déboires de M. Yoon devenaient préoccupants pour Washington. Le 10 décembre, une enquête spéciale devait débuter au sujet de la corruption de la première dame du pays, dont beaucoup de Sud-Coréens s’attendaient à ce qu’elle conduise au lancement d’un processus de destitution à l’Assemblée nationale. Tout porte à croire que celle-ci aurait été votée, la majorité des deux tiers exigée par la Constitution ne requérant le basculement que de huit députés d’un PPP singulièrement divisé. De toute évidence, les heures du président Yoon étaient comptées.

Le retour du Parti démocratique au pouvoir était une très mauvaise nouvelle pour les États-Unis d’un point de vue stratégique. Dans ce domaine, au cours de la période récente, la signature d’un accord militaire trilatéral avec le Japon et la Corée du Sud en août 2023 a constitué l’une de leurs plus grandes réussites. Or, observe le Financial Times (11 décembre 2024), elle « n’aurait pas pu avoir lieu sans le Sud-Coréen Yoon Suk-yeol, un fervent partisan des États-Unis qui a favorisé le rapprochement avec le Japon tout en adoptant une position plus dure que ses prédécesseurs de gauche à l’égard de la Chine et de la Corée du Nord ».
Pour sa part, le chef du Parti démocrate et candidat à la présidence, M. Lee Jae-myung, défend une ligne modérée à l’égard de la Corée du Nord, dont la main-d’œuvre (formée, bon marché et parlant le coréen) fait rêver les chaebol. Il avait d’ores et déjà annoncé souhaiter revenir sur la « politique japonaise » de son prédécesseur, un recul douloureux pour les États-Unis.

Ceux-ci ne pouvaient donc se montrer indifférents à la perspective de perdre le dirigeant politique que la chercheuse Kim Duyeon, du Center for a New American Security, décrit comme « le meilleur allié et partenaire dont pouvait rêver Washington ». Un homme « dont les convictions personnelles s’alignent sur les valeurs et l’approche de Washington concernant les questions régionales et mondiales » (15). « Sauver le soldat Yoon » justifiait-il de tolérer l’instauration de la loi martiale en Corée du Sud ?
Que la réponse des États-Unis à la question ait été « oui » à plusieurs reprises dans l’histoire ne suffit pas à affirmer qu’elle l’a à nouveau été en 2024. Mais cela invite également à ne pas balayer l’interrogation d’un revers de main.

Comme le souligne Song Dae-han, chercheur à l’International Strategy Center, établi à Séoul, « la réaction des États-Unis a été d’une tiédeur rare ». Il aura en effet fallu attendre le 6 janvier 2025 pour que s’exprime M. Blinken, le secrétaire d’État américain. « Les mesures prises par le président Yoon soulevaient des questions sérieuses à nos yeux », se contente-t-il de répondre alors qu’il est interrogé sur la tentative de coup d’État que vient de connaître le pays. On a connu les États-Unis plus fermes.

Reste enfin la question de l’ouverture d’un conflit avec la Corée du Nord. La péninsule coréenne étant l’une des régions les plus surveillées du monde, il ne fait aucun doute que Washington a repéré les drones traversant la frontière du sud au nord au mois d’octobre. Alors qu’en termes stratégiques la Corée du Sud ressemble davantage à une colonie américaine qu’à un pays souverain, le fait que ces vols aient eu lieu à trois reprises sur une période courte suggère, au moins, une absence d’objection américaine à l’idée de provoquer Pyongyang.

« En réalité, indique Song, de l’International Strategy Center, il était tout à fait possible de s’imaginer que la Corée du Nord répondrait, mais sans envoyer d’ogive nucléaire sur Séoul. Bref, d’anticiper un conflit circonscrit. » En d’autres termes, après avoir compté sur le sens de la mesure de Moscou en Ukraine, les États-Unis auraient misé sur celui de Pyongyang en Corée. Mais dans quel but ? Pour Stephen Cho, aucun doute : « Entraîner la Chine, signataire d’un accord d’assistance mutuelle avec la Corée du Nord, dans un bourbier militaire qui la fragiliserait. »

M. Yoon demeure président tant que la Cour constitutionnelle n’a pas validé le vote de l’Assemblée nationale en faveur de sa destitution. Longtemps rassemblés autour de sa résidence présidentielle, ses partisans défendent leur conception de la souveraineté nationale en brandissant des drapeaux américains et en implorant Washington d’intervenir dans le juste combat de leur héros contre Pyongyang et le Parti communiste chinois (PCC).

Le 1er janvier, une lettre que M. Yoon leur fait distribuer les galvanise : « Chers citoyens patriotes qui aimez la liberté et la démocratie, je suis votre précieux travail sur YouTube. » L’heure est grave, répète-t-il : « Des forces anti-État », c’est-à-dire « agissant pour le compte de Pyongyang », « tentent de saboter notre souveraineté ». « Je me battrai jusqu’au bout pour protéger ce pays avec vous », conclut celui qui risque la peine capitale pour « insurrection ».

Et en effet, soutenue par de puissants médias d’extrême droite, notamment sur les réseaux sociaux, la « clique Yoon » est repassée à l’offensive. Nommé président par intérim à la suite du vote de l’Assemblée nationale en faveur de la destitution de M. Yoon, son ancien premier ministre Han Duck-soo s’est employé à ralentir le processus destituant et à entraver la justice. L’Assemblée nationale l’a donc à son tour destitué le 27 décembre 2024. Il a été remplacé par l’ancien ministre de l’économie et des finances Choi Sang-mok, qui a choisi de procéder comme son prédécesseur.

Bras de fer

Le PPP a évincé son ancien président Han Dong-hoon, jugé trop mou, au profit de M. Kweon Seong-dong, qui explique à ses militants : « Il faut avoir la peau dure et tenir bon (16). » Alors que l’économie du pays plonge et que la monnaie nationale dévisse, l’éditocratie conservatrice explique que « le Parti démocrate (…) œuvre à imposer un régime de parti unique et le socialisme au pays, pour aider la Chine à mettre la main sur le secteur privé sud-coréen (17) ».
Le parti du président prétend désormais « abolir » la Cour constitutionnelle, dont la décision d’entamer ses travaux autour de la destitution de M. Yoon serait « politiquement biaisée » (18). Folie ? Le putschiste a vu sa cote de popularité remonter à 30 % depuis la fin de l’année 2024 (19).

M. Yoon a, trois fois de suite, refusé de se rendre à la justice. Le 3 janvier, la petite équipe envoyée pour l’interpeller s’est heurtée à environ deux cents membres du Service de sécurité présidentiel (PSS), armés. Autre héritage de la dictature de Chun, ce service généreusement financé opère en réalité comme l’« armée privée du président ». « Quand la justice décide de perquisitionner les locaux des syndicats, ils envoient des centaines de flics armés, ironise Song. Et là, ils se montrent tellement timides qu’ils ne font qu’enhardir les partisans de Yoon !  »
L’endogamie des élites, caricaturale ici, n’incite certainement pas la justice à traiter un puissant comme un « vulgaire syndicaliste ». Mais un autre facteur compte sans doute également : la crainte que l’armée, discrète pour l’heure, ne rallie à son tour le camp de l’extrême droite, soudé autour de M. Yoon. Rien ne dit en effet qu’une nouvelle déclaration de loi martiale soit inenvisageable avant que la Cour constitutionnelle ait rendu son verdict…

Sous la pression des mobilisations ininterrompues exigeant sa destitution, ainsi que son procès, M. Yoon a finalement été arrêté le 15 janvier. Entouré d’une armée d’avocats, il clame son innocence : « Déclarer la loi martiale n’est pas un crime mais un droit présidentiel (20). » De toute évidence, un bras de fer s’est engagé.

Et si, plutôt que témoigner de la maturité de la démocratie sud-coréenne, l’épisode récent en révélait les dysfonctionnements profonds ?
Ceux d’un pays toujours en guerre, largement soumis aux priorités stratégiques de Washington et où la frénésie anticommuniste continue à jouer un rôle incompatible avec les exigences de la démocratie.
Et si, une fois de plus, le vernis du « miracle sud-coréen » venait de craquer ?

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(1) Lire Martin Hart-Landsberg, « Qui menace la péninsule coréenne ? », Le Monde diplomatique, juin 2024.

(2) Wi Sung-lac, « South Korea’s crisis highlights both fragility and resilience », The Economist, Londres, 11 décembre 2024.

(3) « A brief martial law in South Korea », The Wall Street Journal, New York, 3 décembre 2024.

(4) Christian Davies, Leo Lewis, Demetri Sevastopulo et Edward White, « South Korean upheaval rattles US plan to counter China », Financial Times, Londres, 11 décembre 2024.

(5) Kwon Hyuk-chul, « Ex-defense chief suspected of plotting war with North Korea to justify martial law », Hankyoreh, Séoul, 10 décembre 2024.

(6) Kim Jong-dae, « What the drones over Pyongyang really signify », Hankyoreh, 20 octobre 2024.

(7) Kim Sang-bum, « Cinq jours après la loi martiale, le centre de commandement des drones a été incendié. L’opposition a tenté de détruire les preuves de l’existence d’un “drone de Pyongyang” » (en coréen), Naver, 10 décembre 2024.

(8) Cho Mung-kyu, « Han Dong-hoon, “Lee Jae-myung doit présenter des preuves de loi martiale… ou se placer en situation de perturbation des fondements du pays” » (en coréen), The JoonAng, Séoul, 2 septembre 2024.

(9) « We need to reveal martial law plot that even mobilizes HID agents », The Kyunghyang Shinmun, Séoul, 23 décembre 2024.

(10) « Une société de renseignement commande deux cents uniformes pour l’Armée populaire de juillet… Kim Byung-joo : “Le lien avec la loi martiale est confirmé” » (en coréen), OhmyNews, 18 décembre 2024.

(11) Yi Wonju, « Yoon’s approval rating hits new low of 17 pct : Gallup poll », Yonhap, 8 novembre 2024.

(12) No Kyung-min, « What’s really driving Yoon’s war on unions ? », The Korea Herald, Séoul, 12 juin 2023.

(13) Lee Hae-rin, « Where were young men in impeachment rallies ? », The Korea Times, Séoul, 17 décembre 2024.

(14) Lire « L’envers du miracle sud-coréen », Le Monde diplomatique, juillet 2023.

(15) Choe Sang-hun, « Impeachment in South Korea has cost Washington a staunch ally », The New York Times, 16 décembre 2024.

(16) Éditorial, « South Korea’s insurrection isn’t over yet », Hankyoreh, 27 décembre 2024.

(17) Gordon G. Chang, X, 27 décembre 2024.

(18) Yoon Han-seul, « Le parti au pouvoir touche même la Cour constitutionnelle : Cho Bae-sook, “Il faut abolir la Cour, qui est politiquement biaisée” » (en coréen), Hankook Ilbo, 6 janvier 2025.

(19) Jung Min-ho, « Why is Yoon’s approval rating rebounding ? », The Korea Times, 6 janvier 2025.

(20) Christian Davies et Song Jung-a, « South Korea’s President Yoon Suk Yeol arrested after stand-off with police », Financial Times, Londres, 15 septembre 2025.


Voir en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2...

   

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