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« Vos régions, on n’en veut pas ! »
jeudi 1er juillet 2021 par Benoît Bréville
En 2015, les nouvelles régions françaises sont apparues parées de toutes les vertus : plus efficaces et compétitives, moins coûteuses et bureaucratiques, elles devaient redonner sens à la politique locale. Las ! Elles auront fêté leur sixième anniversaire avec une abstention record, jamais observée sous la Ve République. Comment expliquer ce fiasco démocratique ?
Les Français se défient-ils désormais autant de leur région que de Bruxelles ?
L’abstention a en tout cas remporté haut la main le premier tour des élections régionales, le 20 juin dernier. Une victoire sans appel, en progression de quinze points par rapport à 2010 et 2015. Deux électeurs sur trois ne se sont pas rendus aux urnes, soit plus de trente millions de personnes. Pour la première fois, la participation a été inférieure à celle des scrutins européens, habituellement les plus boudés.
Pour redonner goût à la politique locale, M. Stanislas Guerini, le délégué général de La République en marche (LRM), a une idée : il préconise d’autoriser le vote par Internet, assimilant les abstentionnistes à des paresseux qui accompliraient leur devoir civique si la chose était possible depuis un canapé.
Mais le désintérêt pour les politiques locales a des causes plus profondes. Il résulte notamment de l’accumulation de réformes qui, depuis dix ans, contribuent à éloigner les citoyens de leurs élus et à rendre illisible le système territorial français.
Supposées dynamiser la démocratie locale, les nouvelles régions voulues en 2015 par M. François Hollande n’auront suscité aucun attachement. Dès ce second scrutin, elles enregistrent le plus faible taux de participation de l’histoire de la Ve République.
Mme Marine Le Pen voit dans ces réformes l’occasion de recycler sa stratégie du terroir, en opposant les identités locales aux monstres bureaucratiques créés par Paris. Depuis six ans, la présidente du Rassemblement national (RN) dénonce donc les fusions décidées par le président socialiste et promet, si elle était élue, d’en revenir à l’ancien découpage, avec ses vingt-deux régions métropolitaines (contre treize désormais). « Je rendrai la Picardie aux Picards et l’Alsace aux Alsaciens », martelait-elle encore le 8 juin dernier lors d’une conférence de presse à Laxou, en Meurthe-et-Moselle.
Fustigeant une réforme « technocratique », qui « manque de chair » et « pose un énorme problème au regard de l’attachement à notre identité, au regard de notre enracinement, de l’histoire », elle justifie ce choix par la « diversité de notre pays » : la France « n’a jamais eu besoin de faire appel à l’immigration pour être diverse, parce que justement elle est riche de toutes ses différences », affirme-t-elle, avant d’évoquer « ses accents, ses langues régionales, ses identités régionales, ses spécificités gastronomiques ».
À écouter Mme Le Pen, on croirait les anciennes régions ancrées dans le terroir français depuis Saint Louis. Ce découpage est en fait récent [1] et n’a jamais suscité un intérêt majeur au sein de la population. Dans les enquêtes d’opinion, la région se classe loin derrière la commune au palmarès des collectivités préférées des Français, et fait jeu égal avec le département [2].
De même, il y a bien longtemps que les élections régionales ne déplacent pas les foules. Mais, comme le soulignent Emmanuel Négrier et Vincent Simoulin [3], les institutions menacées de disparition suscitent fréquemment un attachement soudain, et Mme Le Pen a beau jeu de capitaliser sur cette réforme qui lui permet de mobiliser plusieurs de ses thèmes de prédilection : la distance croissante entre élus et citoyens, les petits arrangements entre potentats locaux, la bureaucratisation de l’administration, la « gabegie » des finances publiques, l’enracinement dans le territoire, le désir de proximité…
La manie de tout fusionner
Avec ses empilements de sigles et ses méandres législatifs, la question territoriale fait figure de sujet technique par excellence. Elle est peu évoquée par les médias — en particulier les médias nationaux, sans doute parce que le sujet affecte moins les habitants de la capitale —, qui craignent son côté rébarbatif et négligent ses implications sur la vie quotidienne.
Les dirigeants politiques ne se montrent guère plus prolixes. C’est donc à l’abri des débats publics que les lois s’enchaînent à un rythme soutenu. Durant son quinquennat, M. Hollande a fait passer pas moins de quatre réformes territoriales d’envergure [4], dont aucune n’était annoncée dans son programme et qui sont venues s’ajouter à la quinzaine déjà adoptées depuis le début du XXIe siècle.
Si la fusion des régions a fait parler d’elle en raison de l’opposition des élus locaux et des habitants, très forte autour des villes menacées de perdre leur statut de capitale régionale, les autres sont passées relativement inaperçues. Formant un ensemble cohérent, elles ont profondément remodelé le paysage institutionnel hexagonal, pour le plus grand bonheur de Bruxelles, qui valorise le pouvoir des régions contre celui des États — conformément au fameux rêve de « l’Europe des régions » — et qui a donc applaudi les fusions.
Mais ces lois ont également modifié le rapport au politique d’une partie du pays. Certains, à l’instar du géographe Gérard-François Dumont, voient même dans les chambardements territoriaux de M. Hollande l’un des germes du mouvement des « gilets jaunes » [5].
Quand il a lancé son acte III de la décentralisation, lors d’un discours (à Paris), le 5 octobre 2012, M. Hollande prétendait vouloir « rapprocher la décision des citoyens, favoriser leur participation, renouveler les pratiques » ; il en appelait à « plus de proximité et plus de démocratie ».
Or les lois censées concrétiser ce projet semblent avoir été taillées pour un dessein opposé. Décidées à l’Élysée sans concertation avec les élus locaux, elles cristallisent l’image d’un centralisme autoritaire qui fait fi des « territoires ».
Elles symbolisent également un certain double discours : comment peut-on prétendre « rapprocher la décision des citoyens » quand on crée d’immenses régions et des méga-intercommunalités aux compétences et au fonctionnement opaques ?
Avant la fusion, un responsable associatif nîmois qui voulait rencontrer ses bailleurs de fonds au conseil régional embarquait dans un train express régional (TER) et, une trentaine de minutes plus tard, il était à Montpellier, la capitale du Languedoc-Roussillon.
Pour se rendre à Toulouse, le nouveau chef-lieu de l’Occitanie, le trajet en train dure trois heures. Dressant le bilan de ces réformes territoriales, les députés Bruno Questel et Raphaël Schellenberger constatent que l’élargissement de la maille territoriale a alimenté un « sentiment de perte de proximité », un « sentiment de mise à distance, mais aussi d’injustice fiscale, car les citoyens ont le sentiment de payer pour des infrastructures qu’ils utilisent peu ».
Interrogé par les deux parlementaires, le géographe Samuel Depraz éclaire ce mécontentement :
- « La proximité n’est pas que kilométrique ; elle ne peut pas être acquise seulement par les progrès techniques comme la dématérialisation, et n’est pas la fréquence de recours objective à un service. La proximité est une représentation de la potentialité des territoires ; c’est-à-dire le sentiment d’avoir la possibilité d’accès à un service. Ainsi, l’élargissement de la maille territoriale, c’est un sentiment de perte, voire de violence symbolique, qui affecte finalement moins les pratiques réelles de l’espace que la représentation sociale que l’on se fait du territoire et de ses modes de vie [6]. »
« Élargir la maille » : on ne saurait mieux résumer les réformes de M. Hollande, laissées intactes par son successeur Emmanuel Macron. En vertu de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam, 2014), toutes les communautés urbaines de plus de 400 000 habitants acquièrent le statut de métropoles, créé à l’origine par M. Nicolas Sarkozy — seule Nice s’en était saisie.
Désormais, le principe du volontariat est abandonné et les pouvoirs des métropoles élargis : ces intercommunalités géantes, qui regroupent des dizaines de villes, grignotent les compétences des communes, des départements et des régions.
La France compte aujourd’hui vingt-deux métropoles. Quant à la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe, 2015), elle rend obligatoire le rattachement des communes à un ensemble intercommunal (communauté de communes, communauté urbaine, communauté d’agglomération, métropole…), lequel doit obligatoirement dépasser quinze mille habitants (contre cinq mille auparavant) — ce qui, dans les zones rurales et peu denses, donne lieu à des structures très étendues, rassemblant des villages distants de dizaines de kilomètres.
Bien loin d’une quelconque décentralisation, la folie des grandeurs régionales et intercommunales illustre la « manie des fusions » (merger mania, dit-on dans le milieu de la finance) qui imprègne le monde occidental depuis trois décennies.
Apparu dans le secteur privé, le phénomène a pénétré les services publics avec les mêmes gros sabots : fusionner permettrait de rationaliser, de réduire les coûts, de gagner en efficacité et en compétitivité…
On fusionne donc des hôpitaux — ceux de Modane et de Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), ceux de Néris-les-Bains et de Montluçon (Allier), de Forcalquier et de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), de Saint-Laurent-de-Chamousset et de Chazelles-sur-Lyon (Rhône)… —, et peu importe si des habitants se trouvent soudainement éloignés des services de soin.
On fusionne aussi des universités — Louis-Pasteur, Robert-Schuman et Marc-Bloch à Strasbourg, Aix-en-Provence et Marseille, Paris-V et Paris-VII, etc. — pour les aider à mieux figurer dans les classements internationaux [7]. Et, depuis M. Hollande, on fusionne des régions.
En guise d’explication, l’ancien président a mis en avant la nécessité de créer des structures de « taille européenne » pour les rendre plus compétitives. Ainsi, la loi NOTRe prétend « doter les régions françaises d’une taille critique leur permettant d’exercer, à l’échelle la plus pertinente, les fonctions stratégiques qui leur sont confiées et de se comparer avec les collectivités de niveau équivalent chez nos voisins européens ».
Formulé dans un patagon technocratique imbuvable, l’argument est également stupide. Aucune étude, aucune donnée ne lie la réussite d’une région à sa taille. En Allemagne, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de la Rhénanie-Westphalie est nettement inférieur à celui de la Hesse ou de Hambourg, respectivement trois et dix fois moins peuplés [8].
Même chose en Espagne, entre la grande et pauvre Andalousie et la petite et riche Navarre. Il n’existe par ailleurs aucune taille standard, et de nombreux pays comptent des régions minuscules, que personne ne songe à fusionner avec d’autres (Val d’Aoste ou Molise en Italie, Rioja ou Cantabrie en Espagne, Sarre en Allemagne...).
À défaut d’être synonyme de dynamisme, la « taille critique » permet-elle de réduire les dépenses ?
C’est ce qu’avait promis le gouvernement socialiste.
Par exemple dans le programme national de réforme présenté à Bruxelles en 2016, où les réformes territoriales sont classées au chapitre des réductions de dépenses. M. André Vallini, alors secrétaire d’État à la réforme territoriale, estimait même que les diverses mesures territoriales devaient générer 12 à 25 milliards d’euros d’économies par an.
Un calcul « au doigt mouillé », admettrait-il plus tard [9].
Effectivement… Selon un rapport de la Cour des comptes publié en 2019 [10], la fusion coûte plusieurs dizaines de millions d’euros par an, et les dépenses augmentent plus dans les nouvelles régions que dans celles laissées intactes.
Les anciennes capitales ayant conservé certaines administrations, billets de train, factures d’essence et nuits d’hôtel se sont multipliés pour permettre aux équipes de collaborer. Il a aussi fallu harmoniser les logiciels, embaucher des consultants. Les indemnités des élus, calculées selon le nombre d’habitants, ont mécaniquement augmenté, de même que les primes des fonctionnaires territoriaux, alignées à la hausse.(C’était sans doute le but ultime non ?NDLR)
La fusion a enfin produit des situations absurdes, comme en Occitanie, où, faute d’un hémicycle assez grand pour accueillir les 158 conseillers, la région doit louer le Parc des expositions de Montpellier, à 140 000 euros par séance. Sitôt le rapport publié, le RN a dégainé un communiqué pour dénoncer une « cascade de gabegies insupportables ».
Le bilan des intercommunalités, dont le fonctionnement opaque alimente un sentiment de confiscation politique [11], n’est guère plus reluisant. Il n’est pas rare que la « mutualisation » des services collectifs se traduise par une augmentation des prix, alignés sur les communes les plus onéreuses.
Le transfert de la gestion de l’eau, au 1er janvier 2018, du village de Saint-Guilhem-le-Désert vers la communauté de communes Vallée de l’Hérault (qui regroupe vingt-huit municipalités) a par exemple multiplié par 2,7 les factures d’eau, sans amélioration du service.
Incapable de payer le nouveau prix du mètre cube, la mairie de Saint-Guilhem a dû fermer ses fontaines gratuites, très prisées des touristes et des randonneurs [12].
En 2018, près de 60 % des communes avaient déjà transféré leurs compétences eau et assainissement aux intercommunalités. Ce sont alors les conseils communautaires, fruits de plusieurs majorités municipales, qui décident des tarifs, ce qui peut générer un sentiment de dépossession : à quoi bon voter pour un maire qui annonce une baisse des prix si des conseillers communautaires d’une autre ville peuvent l’empêcher de tenir sa promesse ?
Quand ils sont interrogés sur le sujet, les Français ne témoignent pas d’une grande affection pour leur intercommunalité. Plus d’un sur deux se dit peu ou pas concerné par cette institution — le moins bon résultat des collectivités territoriales —, et la même proportion ne connaît pas le nom de celui qui la préside [13].
La toponymie des intercommunalités est d’ailleurs peu propice à favoriser l’identification. Rives du Haut-Allier, Plaine Commune, Bassin d’Arcachon Sud (ou Nord), Porte du Jura, Plaine Vallée, Altitude 800, Arc Sud Bretagne, Trois Forêts, Trois Rivières, Villes Sœurs, Sud Territoire… : aussi impersonnels que les nouvelles appellations régionales (Grand Est, Hauts-de-France, Occitanie…), ces noms semblent tout droit sortis d’un office du tourisme.
Ils éclipsent des appellations communales parfois vieilles de plusieurs siècles, crédibilisant le discours nostalgique sur l’effacement délibéré des identités locales.
En juillet 2020, le président Emmanuel Macron a appelé à une « nouvelle donne territoriale », évoquant la nécessité d’expérimenter, de gérer les territoires de manière différenciée. Si le contenu de la future loi, toujours en préparation, reste flou, on connaît déjà son surnom : « 3D », pour « décentralisation, différenciation, déconcentration ».
Elle viendra s’ajouter aux nombreuses réformes impulsées par M. Macron pour obliger les Français à « changer de logiciel », de la retraite à points à la « République numérique », de l’assurance-chômage à la fonction publique, de la justice aux impôts locaux.
Ainsi grandira la fatigue des réformes, ce sentiment que tout change sans cesse, qu’il faut constamment s’adapter à des cadres de plus en plus techniques.
Avec, à la clé, un gain nul ou une dépossession.
Voir en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2...
[1] Les « circonscriptions d’action régionale », un découpage purement administratif, naissent par décret en 1960. Elles ne deviennent des collectivités territoriales, aux compétences propres et aux élus désignés au suffrage universel, qu’avec les lois de décentralisation de 1981-1983. Les premières élections régionales ont eu lieu en 1986.
[2] Cf. par exemple « Sondage Ipsos pour le Cevipof et l’Association des maires de France », avril 2016.
[3] Emmanuel Négrier et Vincent Simoulin, « Une fusion régionale sans effusion : l’Occitanie », dans Clément Arambourou (sous la dir. de), Politiques de la fusion. Organisations, services, territoires, LGDJ, coll. « Droit et société », Issy-les-Moulineaux, 2021.
[4] La première est consacrée à l’élection des conseillers départementaux, municipaux et communautaires (2013), la deuxième est baptisée « Modernisation de l’action publique territoriale et affirmation des métropoles » (Maptam, 2014), la troisième porte sur la délimitation des nouvelles régions (2015) et la quatrième s’intitule « Nouvelle organisation territoriale de la République » (NOTRe, 2015).
[5] Gérard-François Dumont, « Les régions en France. Géants géographiques, mais nains politiques ? », « Les Analyses de Population et Avenir », vol. 4, n° 8, Paris, 2019.
[6] Bruno Questel et Raphaël Schellenberger, « Évaluation de l’impact de la loi NOTRe », rapport d’information n° 2539, Assemblée nationale, Paris, 18 décembre 2019.
[7] Lire Christelle Gérand, « Aix-Marseille, laboratoire de la fusion des universités », Le Monde diplomatique, septembre 2016.
[8] Philippe Subra, « Quel bilan tirer de la nouvelle carte régionale ? », Vie publique, 14 avril 2021.
[9] « Envoyé spécial », France 2, 28 mars 2019.
[10] « Les finances publiques locales 2019 » (PDF), Cour des comptes, Paris, septembre 2019.
[11] Fabien Desage et David Guéranger, La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », Vulaines-sur-Seine, 2011.
[12] Frédéric Ville, « Réformer la réforme territoriale », Population et Avenir, n° 747, Paris, 2020.
[13] Cf. Laurent Dupuis, « Les Français aiment-ils leurs collectivités territoriales ? », La Croix, Paris, 17 mars 2015 ; « Les Français et l’intercommunalité : vague 2018 », IFOP et Assemblée des communautés de France, octobre 2018.