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Nous sommes toutes et tous des sang-mêlés
dimanche 16 mars 2025 par Martine Vernier

La géographie de notre pays, à l’extrême Ouest de l’Eurasie, en fait une sorte de bout du monde, ouvert sur les océans et les mers, ouvert sur les plaines de l’Europe. Au cours des siècles, ce territoire contrasté a vu s’installer des peuples venus de tous les horizons. Nous en sommes la lointaine descendance.
Le récit débute il y a un peu plus de vingt siècles. La Gaule, habitée par une population celte, est colonisée par l’empire romain, qui contrôle alors tout le monde méditerranéen. Sans important mouvements de populations, Rome installe sur l’ensemble du territoire son réseau routier, son organisation sociale, ses normes de construction, sa langue. Une greffe civilisationnelle qui a réussi, donnant naissance à la société gallo-romaine, qui par la suite servira de support à l’installation du christianisme, avec des hauts et des bas.
La région qui borde au Nord l’empire romain est parcourue par des peuples nomades. Il en utilisera certains, les plus proches, comme garde frontières, mais ces derniers sont eux-mêmes poussés vers l’Ouest par des peuples d’Asie centrale particulièrement dynamiques. Les ‘‘barbares’’ (on est toujours le barbare de quelqu’un) auront finalement le dessus et on voit s’enchaîner une série d’invasions avec, autour du cinquième siècle, l’apparition du nom de ‘‘France’’, dérivé du nom d’un peuple germanique, les Francs.
Deux siècles plus tard, une autre vague venue du monde méditerranéen, arabe cette fois, viendra s’épuiser à Poitiers, repoussée par les Francs. Et puis les Normands au dixième siècle – dont une partie repartira vers l’Angleterre au siècle suivant ; le retour des Anglais par l’Ouest au quatorzième siècle (la Guerre de Cent ans).
On peut retenir deux caractères communs aux événements de cette longue séquence :
les nouveaux venus se font leur place par la force des armes, la population déjà là se trouvant dominée et exploitée. Le régime féodal perfectionnera cette domination en la régionalisant, les ‘‘pauvres’’ étant bien heureux de trouver un ‘‘puissant’’ proche qui les défende contre les autres ‘‘puissants’’ venus de plus loin ;
le christianisme, cette variante de l’une des religions monothéistes d’Orient apportée par les Grecs puis les Italiens, ou encore les Celtes d’outre-Manche, est souvent utilisé par le pouvoir pour contrôler la population.
En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame la possibilité d’une autre forme de vie ensemble, résumée par le triple slogan ‘‘Liberté, Égalité, Fraternité’’. L’aboutissement de plus d’un siècle de réflexion et de débats sur l’homme, la religion, la société, la justice, et au prix d’une Révolution.
Mais dans le courant du dix-neuvième siècle, le développement de l’industrie oblige à réorganiser la structure du pouvoir social : il faut bien mettre des opérateurs devant les machines. On commence par aller les chercher dans les campagnes.
Une guerre mondiale plus tard, 1,4 million d’hommes sont tués au front. Pour les remplacer on fait venir les pauvres depuis les pays voisins, Belgique, Italie, Pologne, mais aussi de l’Orient plus lointain. Encore une vague d’immigration, mais tout a changé : les nouveaux venus ne seront plus des dominants, mais des dominés.
À peine une génération plus tard, survient une autre guerre mondiale, pour laquelle la France Libre engagera, souvent de force, des jeunes hommes du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest, qui participeront massivement à la libération de la Provence.
Et, de nouveau, avec la nécessaire reconstruction, la relance de l’industrie, le dur travail agricole et enfin les métiers de service, les étrangers viendront prendre ‘‘leur’’ place dans la partie la plus précaire de la société française. Ils viennent d’abord de pays voisins, Espagne ou Portugal, mais les ‘‘Trente glorieuses’’ exigeant encore d’autres forces, elles viendront d’Afrique du Nord ou d’Afrique de l’Ouest, d’Indochine, de pays anciennement colonisés ou placés sous mandat de ‘‘protection’’ par l’ONU.
Notons une nouveauté importante liée à cette évolution : une part de ces nouveaux travailleurs apportent avec eux leur culture arabo-musulmane, qui est, avec le christianisme et le judaïsme, l’une des composantes de la myriade de cultures issues de la Mésopotamie antique. En bonne voisine, la culture chrétienne implicite des habitants issus des vagues précédentes a parfois du mal à ne pas se focaliser sur les différences, Droits de l’Homme ou pas.
Car on observe encore un autre changement de nature de ces déplacements de populations. En effet, depuis le seizième siècle, la France, comme bien d’autres pays d’Europe, s’est projetée un peu partout dans le monde, prétendant y imposer ce qu’elle considérait comme la ‘‘civilisation’’ – et en particulier y enseignant sa langue, fleuron de la culture française. Après 1960, les ’’décolonisations’’ et la fin de la guerre d’indépendance de l’Algérie ne peuvent rompre entièrement des liens de société remontant souvent à plusieurs générations.
En nous laissant, parmi ses scories, le racisme, à la fois moteur et outil de la colonisation. Mais de ces siècles de violence et d’injustice, prolongés par l’hypocrisie évidente de la Françafrique, il reste malgré tout un lien de culture. Comme je demandais à un ami émigré depuis la Côte d’Ivoire pourquoi il avait choisi la France : ‘‘Parce qu’elle nous a colonisés’’ fut la réponse. Comme s’il se produisait un paradoxal de ‘‘retour de colonisation’’.
Mais depuis peu, voici encore un nouveau changement de nature de ces mouvements de population : avec la désindustrialisation du pays engagée il y a une trentaine d’années, les travailleurs étrangers ont pris en charge une bonne partie des métiers non délocalisables : construction, agriculture, santé, accompagnement des plus faibles. Au point que sans toutes ces personnes arrivées depuis une cinquantaine d’années, puis de leurs enfants, plus grand chose ne fonctionnerait au quotidien dans la société.
L’expérience du confinement pendant la pandémie de Covid l’a abondamment montré : ils et elles ont été parmi les seules à ne pas pouvoir cesser leur activité.
Laissons la parole à l’historien Lucien Febvre qui, dans l’ouvrage Nous sommes des sang-mêlés≤≥ [1], s’interroge au sortir de la seconde guerre mondiale :
- « Un Français, c’est le résultat, le produit d’une prodigieuse suite de métissages ethniques dont nous ne saurons jamais ni mesurer l’ampleur, ni fixer la succession, ni doser exactement les éléments. (…) Un Français encore, c’est l’artisan laborieux d’un perpétuel travail de remaniement, d’adaptation, de synthèse - qui, d’une somme disparate d’individus de provenance diverse, d’une masse hétéroclite de produits importés du dehors, de techniques apprises d’autrui, d’habitudes contractées une fois pour toutes, mais aussi d’idées et de croyances venues, parfois, du bout du monde, réussit à forger, à reforger, à maintenir une unité perpétuellement changeante elle aussi, mais toujours marquée d’une marque connue. Une marque telle qu’en regardant les créations successives qu’elle estampille, personne ne s’y trompe : elles sont françaises. Et cela, vraiment, est un grand miracle. »
À observer la vie politique et ses rengaines en ce début de vingt-et-unième siècle, on ne peut qu’être frappé par la méconnaissance de la réalité de cette construction d’une population en constante évolution, en constant enrichissement.
Certes, la succession parfois rapide de changements de conditions politiques impose un effort d’agilité intellectuelle. Certes, ce renouvellement perpétuel des conditions sociales ne va pas sans tensions ni sans souffrances pour les gens, ce qui n’est pas d’aujourd’hui.
Mais les signes de réussite sont nombreux, eux aussi. On attendrait de celles et ceux qui prétendent accompagner cette transformation, à défaut de pouvoir la guider, un peu plus de clairvoyance.
[1] Lucien Febvre, François Crouzet.
Nous sommes des sang-mêlés.
Manuel d’histoire de la civilisation française.
Albin Michel (Rédigé en 1950, édition de 2012)≥