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Sanctions. « Protéger les Syriens et chercher une solution politique »
Entretien avec l’ambassadrice Brigitte Curmi
dimanche 5 mars 2023 par Alain Gresh / Brigitte Curmi
Le tremblement de terre qui a ravagé la Turquie et la Syrie a remis à l’ordre du jour les sanctions prises contre le régime de Bachar Al-Assad. Sont-elles encore justifiées ? Sont-elle efficaces ? Frappent-elles le régime ou la population ? Les réponses de Brigitte Curmi, ambassadrice de France pour la Syrie.
Alain Gresh. — Les convois d’aide dans le nord-ouest syrien ont été bloqués pendant une semaine, et l’aide internationale n’arrive qu’au compte-gouttes ; pourquoi ?
Brigitte Curmi. — Il y a des raisons logistiques, évidemment, liées au blocage des axes routiers et au chaos provoqué par le séisme chez les acteurs humanitaires pendant les premiers jours, mais également des raisons politiques qui ont empêché l’ONU de livrer rapidement et pleinement son aide au nord-ouest.
À qui la faute ? Je rappellerai ici que la Russie et la Syrie ont systématiquement entravé au cours des trois dernières années le renouvellement de l’aide transfrontalière depuis la Turquie. De quatre points de passage autorisés par le Conseil de sécurité des Nations unies en 2014 au nord, à l’est et au sud de la Syrie, on est passé au seul point de Bab Al-Hawa en 2021, alors que la durée de validité de la résolution onusienne autorisant cette aide aux populations syriennes du nord était réduite à six mois, malgré tous nos efforts au Conseil de sécurité à New York, où la négociation a été contrainte par la position de la Russie, qui a le droit de veto.
Bab Al-Hawa étant très proche de l’épicentre du séisme, les routes par lesquelles transitait cette aide internationale ont été lourdement endommagées. Il a fallu huit jours de négociation pour qu’Assad — sous la pression d’un projet de nouvelle résolution — autorise finalement l’ouverture de deux anciens points de passage vers cette zone. Dans l’intervalle, les Syriens du nord-ouest du pays se sont retrouvés, de fait, abandonnés à leur sort, ne pouvant compter que sur l’extraordinaire mobilisation des ONG de secours sur place.
A. G. —Les États-Unis et l’Union européenne (UE) ont-ils levé certaines sanctions imposées à la Syrie à la suite du tremblement de terre ?
B. C. — L’UE, comme les États-Unis, mais aussi le Royaume-Uni, a réagi après le tremblement de terre en introduisant une exemption transversale dans son régime de sanctions afin de faciliter encore davantage les opérations humanitaires et répondre aux besoins des populations.
Certains ont vu dans cette exemption le signe que les sanctions empêchent effectivement l’aide humanitaire comme le prétend le régime. Ce n’est aucunement le cas : les sanctions européennes prévoyaient déjà toute une série de dérogations et d’exemptions pour le domaine humanitaire. Les nouvelles mesures qui ont été prises à Bruxelles visent avant tout à permettre aux ONG d’agir avec plus de fluidité et de rapidité notamment vis-à-vis de leurs banques qui, par précaution, adoptent parfois des comportements de surconformité (derisking).
« Un outil parmi d’autres de la diplomatie »
A. G. —Les sanctions étaient vues par les pays occidentaux comme un moyen d’infléchir la politique de Damas. Or, on n’a assisté à aucune évolution de cette politique. Sont-elles donc un échec ?
B. C. — Les sanctions européennes, qui sont ciblées, ont effectivement un objectif de long terme qui est celui d’infléchir la politique répressive du régime syrien. Elles visent aussi à entraver l’activité des individus et institutions proches du régime de Bachar Al-Assad en gelant leurs fonds et en empêchant que leurs transactions passent par l’UE.
Nos sanctions sont efficaces : elles ont enrayé des réseaux de prolifération d’armes de destruction massive en Syrie ; elles assèchent les ressources de l’appareil répressif syrien et empêchent les figures éminentes du régime de Damas de se déplacer sur le territoire européen. Nos sanctions sont ciblées et précises, elles ne visent ni n’empêchent l’exportation de biens de première nécessité ou de produits alimentaires et pharmaceutiques.
Cela étant dit, les sanctions sont un outil parmi d’autres de la diplomatie, face à un conflit d’une très grande complexité. On ne peut pas considérer qu’elles ont échoué parce que le régime n’a pas évolué. Leur levée dépend en fait de sa volonté de répondre aux demandes claires et précises énoncées dans la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est l’intransigeance du régime qui fait que les sanctions sont toujours en place. Leur levée est entre ses mains, et entre celles de l’Iran et de la Russie, qui lui ont exprimé un soutien sans faille dans leur intérêt bien compris, au moment où il était le plus menacé.
A. G. — Quand on parle de sanctions contre la Syrie, à quoi fait-on référence exactement ? Pouvez-vous les détailler ? Qui décide des sanctions ? Celles mises en place par les États-Unis et l’Europe par exemple ne sont-elles pas les mêmes ?
B. C. — L’UE a adopté à l’unanimité des mesures restrictives contre le régime syrien dès mai 2011 pour répondre à la violente répression exercée par le régime contre sa population. Les sanctions renvoient à ces textes : une décision du Conseil européen [1] — qui s’impose aux États — et un règlement [2] — qui s’impose aux ressortissants de l’UE partout dans le monde et aux personnes morales établies au sein de l’Union.
Depuis 2011, ces sanctions ont été très régulièrement complétées et adaptées pour rendre cet outil plus précis et efficace. À la différence de certaines sanctions américaines, les mesures européennes ne sont donc pas extraterritoriales.
Concrètement, il existe des mesures individuelles et des restrictions sectorielles.
Pour les mesures individuelles, il s’agit de restrictions — des gels d’avoir, des interdictions d’accès au territoire européen — à l’encontre d’individus ou d’entités liées à la répression ou au financement du régime syrien. Elles visent les principaux généraux de l’armée syrienne, des ministres et autres hommes d’affaires liés au pouvoir, des entreprises d’État, des sociétés-écrans qui permettent au régime de contourner les sanctions. Ces mesures interdisent d’entrer en relation commerciale avec eux par exemple.
Pour ce qui est des mesures sectorielles, elles interdisent certaines transactions en lien avec les secteurs financier et bancaire, de l’armement et de l’énergie en Syrie. L’exportation d’équipements et de technologies utilisées à des fins de répression interne est interdite.
Le financement du régime via l’achat d’obligations d’État, la fourniture de services d’assurance et de courtage, la fabrication de billets pour la banque centrale ou encore la livraison d’or et de métaux précieux sont interdites. Aucun bien de luxe ne peut être exporté en Syrie. Certains secteurs comme l’électricité sont visés par des restrictions plus limitées visant à ne pas s’engager dans de nouveaux contrats, mais elles permettent néanmoins le maintien de projets existants.
Comme je l’ai dit, il existe un grand nombre de dérogations et d’exemptions prévues au sein de ce régime de sanctions, notamment au bénéfice d’acteurs et d’activités humanitaires. Ces mesures exceptionnelles et dérogatoires ont été récemment complétées d’une exemption transversale très large permettant de fluidifier encore davantage la réponse au séisme.
Les mesures extraterritoriales de Washington
A. G. —Diverses entreprises et banques (notamment européennes) n’appliquent-elles pas des sanctions « plus larges » que celles décidées dans la crainte d’être visées par des procès aux États-Unis ? Et les populations civiles ne sont-elles pas les premières frappées ?
B. C. — Il est vrai que le sujet est complexe : certaines sanctions américaines ont une portée extraterritoriale, d’autres s’appliquent uniquement à des transactions réalisées en partie sur le territoire américain. Certaines entreprises et banques européennes font donc le choix d’appliquer également les sanctions américaines par précaution ou, dans certains cas, parce qu’elles y sont obligées si elles effectuent leurs transactions en dollars, par exemple.
Nous ne pouvons pas, en tant qu’État, forcer des acteurs privés à faire des opérations qu’elles estiment risquées. Nous nous employons néanmoins, au niveau européen, à clarifier au maximum la règlementation existante, en communiquant, en publiant des modes d’emploi des sanctions et en introduisant, là où c’est nécessaire, des exemptions et des dérogations. Tout cela a pour but de limiter les comportements de surconformité.
J’entends très souvent dire que les populations civiles sont les premières victimes des sanctions internationales. Ce n’est pas vrai. C’est le narratif du régime et de ses soutiens, qui sont responsables de la situation catastrophique dans laquelle ils ont plongé la Syrie et les habitants de ce pays.
Ce préjugé a la vie dure, mais les règlements de sanctions européens, comme américains, ne visent à aucun moment les biens et services nécessaires à la vie quotidienne et au soutien de la population.
C’est au contraire l’incurie d’un régime corrompu, répressif et mafieux qui a fait de la Syrie un champ de ruines et paupérisé sa population. Il est assez incroyable qu’on accuse en ce moment les sanctions d’être responsables des souffrances du peuple syrien, alors qu’on parle d’un régime qui a bombardé sa population pendant douze ans, y compris en utilisant l’arme chimique, et qui détourne aujourd’hui l’aide humanitaire post tremblement de terre et bloque les convois à destination du nord-ouest syrien.
Depuis 2011, l’UE a été le premier bailleur à soutenir la population syrienne pour faire face à cette crise, avec plus de 25 milliards d’euros. N’oublions pas qu’une grande partie des bâtiments touchés par le séisme avaient été soit détruits, soit sévèrement ébranlés par les bombardements sans relâche du régime et de la Russie. Face à cette immense tragédie, notre impératif est double : ne pas abandonner le peuple syrien, où qu’il se trouve, tout en ne tombant pas dans le piège de Damas, qui instrumentalise la catastrophe à son profit.
Un système de contournement mis en place par la Russie et l’Iran
A. G. —La Russie et l’Iran ont mis en place un système de contournement qui donne à ces deux pays une mainmise accrue sur la Syrie. Les sanctions n’aggravent-elles pas cette dépendance ?
B. C. — L’Iran est implanté depuis plus de trente ans en Syrie et a d’emblée choisi son camp au début du conflit, en poussant le pouvoir syrien à ne rien céder et à choisir l’option militaire contre un peuple qui réclamait des droits élémentaires. La Russie a fait de la Syrie son « laboratoire » dont nous voyons tous les effets en Ukraine, en accompagnant la répression du régime, en bombardant sans relâche et indifféremment la population syrienne et en sauvant le maitre de Damas pour disposer d’un levier géostratégique en Méditerranée. Le régime syrien s’est volontairement soumis à cette mainmise, préférant perdre son peuple que de partager le pouvoir. Tout ceci n’a donc pas grand-chose à voir avec le régime de sanctions, même si nous devons trouver des moyens plus efficaces pour lutter contre leur contournement.
Malgré ses protestations, le régime syrien ne fait aucun effort pour réduire cette dépendance, alors qu’elle nous préoccupe fortement ; les groupes paramilitaires et les milices iraniennes se disséminent au sud de la Syrie et de part et d’autre de l’Euphrate, en participant aux côtés du régime à un trafic de drogue qui a des conséquences néfastes sur toute la région, en premier lieu en Jordanie et dans les pays du Golfe. L’Europe pourrait ne pas être épargnée, à terme.
L’UE a sanctionné à plusieurs reprises ces activités déstabilisatrices de la Russie et de l’Iran en Syrie. Toutes ces actions compromettent la solution politique inclusive — et syro-syrienne — pourtant si nécessaire pour qu’une paix juste et durable émerge.
A. G. —Les sanctions contre la Syrie sont d’autant plus impopulaires dans les opinions de la région que le régime n’a pas l’air d’en payer le prix. Comme en Irak, les sanctions ne renforcent-elles pas le contrôle du régime sur la population ? A-t-on tiré les leçons des sanctions contre l’Irak ? Plus largement, il y a un fort sentiment au Sud que ce sont toujours les pays de l’ancien tiers-monde qui sont visés.
B. C. — À la différence de l’ancien embargo contre l’Irak de Saddam Hussein, les sanctions visant la Syrie sont ciblées sur certains secteurs spécifiques de l’économie. Elles visent l’appareil répressif et les seigneurs de guerre et en aucun cas la population, qu’il s’agit tout au contraire de protéger. On a donc tiré les leçons de l’histoire de l’Irak.
Mais vous avez raison, les perceptions sont très importantes et il nous faut plus que jamais redoubler d’efforts pour expliquer pourquoi nous faisons les choses et dans quel but : notre politique en Syrie vise à protéger les Syriens et à chercher une solution politique qui soigne les racines de la crise. Dans ce cadre, les sanctions européennes sont un des seuls outils qui restent dans nos mains pour faire pression sur le régime et le pousser à changer. L’adoption d’une exemption transversale décidée après le tremblement de terre montre que nous savons nous adapter à l’urgence, tout en conservant le cœur de notre dispositif.
Nous continuerons de soutenir activement les Syriens en Syrie et ceux qui sont réfugiés dans les différents pays d’accueil. L’UE et ses États membres sont, de loin, les premiers donateurs d’aide humanitaire pour les Syriens depuis 2011. La France est déterminée à poursuivre cet engagement aux côtés de tous les Syriens, dans toutes les régions de Syrie, ainsi que dans les pays où ils sont réfugiés.
Photo : Distribution d’aide humanitaire à Atareb, province d’Alep, 10 février 2023 - Aaref Watad/AFP
Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/san...
[1] « Décision 2013/255/PESC du Conseil du 31 mai 2013 concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie », Journal officiel, 1er juin 2013.
[2] « Règlement (UE) No 36/2012 du Conseil du 18 janvier 2012 concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie et abrogeant le règlement (UE) no 442/2011 », Journal officiel, 19 janvier 2012.