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En Europe, le Centrisme libéral est en voie de disparition
samedi 2 mars 2024 par Francesca De Benedetti
Les centristes européens prétendent souvent défendre les valeurs libérales contre les menaces populistes. Pourtant, à l’approche des élections européennes de juin, les libéraux adoptent les discours de l’extrême droite sur tous les sujets, depuis le climat jusqu’à l’immigration, et cela ne leur permet pas d’améliorer leurs faibles scores dans les sondages.
Avant même les élections européennes de juin prochain, l’Union européenne a perdu son centre. Il semble que le bloc ne puisse plus compter sur le groupe politique libéral de l’UE, connu sous le nom de Renew, comme étant le fléau de la balance.
L’exemple le plus récent est incarné par le président français Emmanuel Macron. Il avait promis de battre l’extrême droite, et on le retrouve faisant passer une loi sur l’immigration en s’appuyant sur les voix du Rassemblement national. Que ce soit en raison de ses politiques néolibérales, de sa rhétorique qui est désormais mâtinée de propagande d’extrême droite, ou d’une complicité pure et simple, Macron a ouvert la voie à Marine Le Pen pour lui succéder en tant que présidente.
On pourrait dire exactement la même chose du principal membre néerlandais de Renew (Parti populaire pour la liberté et la démocratie, VVD) en ce qui concerne l’éternel candidat anti-immigration de ce pays, Geert Wilders.
Ce qui est paradoxal, c’est que les libéraux qui étaient censés faire barrage à l’extrême droite lui fournissent eux-mêmes un cheval de Troie. Certains des partis et gouvernements centristes les plus influents d’Europe contribuent à la normalisation de l’extrême droite, voire intègrent sa propagande dans leurs propres programmes. En ce qui concerne les politiques anti-sociales et anti-climatiques, les partis libéraux comme le Parti démocratique libre allemand (FDP) portent une lourde responsabilité.
Certes, toutes les forces libérales ne soutiennent pas un programme d’extrême droite. Mais cette contradiction interne pourrait déclencher l’implosion du groupe libéral au Parlement européen. Aujourd’hui, les signes d’une scission sont déjà visibles ; et il y a aussi ceux qui l’encouragent.
Le cheval de Troie
« Mais nous ne devons pas tomber dans le piège des populistes ou des extrêmes, a déclaré Emmanuel Macron dans son discours de La Sorbonne en septembre 2017. Nous devons refonder le projet européen, par et avec le peuple, avec une exigence démocratique beaucoup plus forte. » Le président français, qui effectue son deuxième mandat, a trahi ses deux promesses : stopper la progression de l’extrême droite et cultiver la démocratie en Europe, ou même simplement dans son propre pays. Au contraire, lors des élections françaises de 2022 – d’abord l’élection présidentielle, puis le vote pour élire l’Assemblée nationale – Marine Le Pen a accru tant son influence que sa présence dans les institutions françaises.
En dépit de leurs déceptions et leurs frustrations, de nombreux électeurs de gauche ont voté pour Macron au second tour de l’élection présidentielle, comme il l’a lui-même reconnu publiquement. Mais l’inverse n’est pas vrai : les élections législatives se déroulent également en deux tours, et lorsqu’il s’est agi de choisir entre la gauche écologique (l’alliance connue sous le nom de Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale, NUPES) et l’extrême droite, de nombreux partisans éminents de Macron ont préféré s’abstenir plutôt que de faire barrage au Rassemblement national. Les libéraux autoproclamés ont préféré diaboliser la gauche, qui représentait une véritable alternative à leurs politiques néolibérales, plutôt que d’endiguer l’extrême droite, comme ils promettaient de le faire depuis des années.
« Il n’y a plus de cordon sanitaire », comme l’a proclamé triomphalement Kévin Mauvieux, l’un des quatre-vingt-neuf députés du parti de Le Pen, en juillet 2022. Un mois plus tôt, au palais de l’Élysée, le président Macron avait été photographié en train de serrer la main de la dirigeante du Rassemblement national, après avoir sondé sa volonté de faire partie d’un gouvernement d’union nationale.
Cette poignée de main du 21 juin 2022 n’est qu’une simple représentation de la relation entre les deux personnalités ; inutile de préciser que Le Pen a réussi à faire élire deux membres de son parti, Sébastien Chenu et Hélène Laporte, au poste de vice-président et vice-présidente de l’Assemblée nationale, lors d’un vote qui dépendait des membres du parti Renaissance de Macron.
Il est tout à fait frappant de voir que Macron, antipopuliste tant proclamé, est le grand artisan de la montée en puissance de l’extrême-droite. Et pourtant, il faut aussi dire que la France n’est en aucun cas un cas unique. Au contraire, il s’agit là d’un schéma qui se répète. En octobre 2022, les libéraux suédois (Liberalerna) ont rejoint le cabinet d’Ulf Kristersson. En Suède, la coalition gouvernementale bénéficie du soutien extérieur des démocrates de Suède, anciennement un mouvement néo-nazi. Là encore, les libéraux n’ont plus aucune réticence vis à vis de l’extrême droite.
Un virage illibéral
En Europe, la dérive des libéraux vers la droite ne se limite toutefois pas à la configuration de leurs alliances. La forme va de pair avec le fond. Le cas des Pays-Bas l’illustre bien.
Après avoir conforté leur identité en construisant un discours contre les « souverainistes » et les eurosceptiques, les partis libéraux, autrefois considérés comme modérés, concluent aujourd’hui un pacte avec le diable : ils pensent pouvoir survivre en s’accommodant de l’extrême droite.
Geert Wilders était autrefois l’incarnation de ce qu’un libéral européen se devait de détester : Islamophobe, xénophobe, allergique à la diversité, désireux de faire sortir les Pays-Bas de l’Union européenne, il était aussi un précurseur de Donald Trump, avec qui il partage la même mèche blonde et dont il a anticipé le populisme agressif. Bien entendu, la politique identitaire de Wilders est associée à un néolibéralisme débridé typique de l’extrême droite : même lors de sa dernière campagne électorale, à l’automne dernier, il a promis de réduire les impôts, ainsi que de prendre des mesures telles que la suppression de fonds destinés aux arts et à la culture. Ce programme néolibéral explique certaines affinités avec l’espace libéral. Mais jusqu’à présent, cela n’a certainement pas suffi à normaliser un tel personnage.
Pourtant, même avant les élections de novembre, au cours desquelles ce Trump néerlandais est devenu la première force politique du pays, Dilan Yeşilgöz-Zegerius, qui a succédé au premier ministre sortant Mark Rutte à la tête du VVD, s’était déclarée prête à dialoguer aussi avec l’extrême droite de Wilders.
« On considère aujourd’hui que le point déterminant dans le parcours de Geert Wilders vers le triomphe électoral néerlandais (sinon le pouvoir) a été la décision de la cheffe du parti conservateur VVD d’ouvrir la porte au parti de Wilders en tant que partenaire de coalition, a écrit le politologue néerlandais Cas Mudde. C’est à ce moment-là que de nombreux électeurs ont estimé qu’ils pouvaient tout aussi bien voter pour Wilders que pour le VVD. »
Mudde en conclut que les valeurs libérales-démocratiques doivent être « affirmées plutôt que seulement assumées » : elles doivent être défendues également contre « le courant politique dominant radicalisé qui a largement normalisé [l’extrême droite] ». Voilà un raisonnement que nous pouvons aisément partager – et qui nous ramène au cas du camp Macron.
En 2021, le ministre français de l’intérieur, Gérald Darmanin, a qualifié Marine Le Pen de « trop molle » à l’égard de l’islam. Plus récemment, le gouvernement français, le président et son parti Renaissance ont présenté une nouvelle loi sur l’immigration dont le contenu était tellement imprégné de propagande d’extrême droite que Le Pen l’a considérée comme une « victoire idéologique » personnelle. Non seulement les députés du Rassemblement national ont voté en faveur du projet de loi du gouvernement, mais leur soutien a été décisif dans son adoption.
Un programme néolibéral
Les prévisions du Conseil européen des relations extérieures pour les élections européennes de 2024 montrent à quel point ce vote sera difficile pour le groupe libéral Renew – qui devrait passer de 101 sièges à 86 au sein du Parlement qui compte 720 membres – et pour son affilié français Renaissance. Le Rassemblement national devrait être le vainqueur, passant de vingt-trois à vingt-cinq sièges, tandis que Renaissance reculerait de vingt-trois à dix-huit sièges. Ces prévisions expliquent en partie les initiatives de Macron, qui a d’abord couru après l’extrême droite, puis joué les illusionnistes.
La nomination de Gabriel Attal au poste de premier ministre français en janvier est, en effet, une tentative de vendre aux électeurs l’illusion que le passé peut se répéter. Ayant commencé sa carrière politique au sein du Parti socialiste, et étant une figure charismatique populaire parmi les Français, le nouveau premier ministre Attal peut encore tenter l’approche fourre-tout qui a déjà fonctionné pour Macron lors de ses débuts.
Mais si Attal est effectivement un clone de Macron, nous ne sommes plus en 2017 : il est désormais évident que Macron n’est pas le rempart contre l’extrême droite, mais qu’il est plutôt la Droite.
L’agenda néolibéral, tel qu’incarné, par exemple, par la réforme impopulaire des retraites de l’année dernière, va de pair avec une attitude de plus en plus illibérale. Le ministre de l’intérieur de droite, Darmanin, qui sait si bien amener la police à escorter aimablement les tracteurs lors des manifestations contre l’agro-industrie, n’a pas hésité à réprimer par la force les manifestations sociales et climatiques.
Pour faire passer le relèvement de l’âge de la retraite, le gouvernement a utilisé tous les leviers à sa disposition, au détriment de la stabilité démocratique de la France. Le gouvernement français dit libéral (Darmanin en tête) a également criminalisé les organisations environnementales – les « écoterroristes », comme les appelle le ministre – et celles qui défendent les droits humains, dont l’historique Ligue des droits de l’homme.
L’explosion du centre
La tendance désormais bien établie du président français à se déguiser et à retourner sa veste n’empêche pas de constater la cohérence de son programme néolibéral, qui le rapproche de la droite ainsi que d’autres partis importants du groupe libéral de l’UE.
Le Parti démocrate libre (FDP) est l’un d’entre eux. Les pressions exercées par son leader Christian Lindner en faveur de l’austérité au sein du ministère allemand des finances expliquent en grande partie que la réforme du pacte de stabilité et de croissance, un ensemble de règles qui limitent les dépenses publiques et sapent ainsi efficacement la protection sociale, ait été revue en profondeur.
La Confédération européenne des syndicats a averti : « Les États membres de l’UE pourraient être contraints de réduire collectivement leurs budgets de plus de 100 milliards d’euros l’année prochaine dans le cadre des projets du Conseil visant à réintroduire des mesures d’austérité. »
Si le nouveau pacte est issu de formules austéritaires éculées – et si l’UE est toujours régie par des politiques d’austérité – c’est en grande partie grâce à la contribution des libéraux allemands. Et tout comme le président français a boycotté certains dossiers verts importants au sein de l’UE (notamment en faisant pression pour que le nucléaire et le gaz soient considérés comme « verts » dans la taxonomie inventée par l’UE), Lindner a fait de même.
Le Green Deal – qui est devenu le bouc émissaire favori du Parti populaire européen (PPE) chrétien-démocrate ainsi que de l’extrême droite – est un excellent indicateur de l’unité précaire du groupe libéral en Europe. En juillet 2023, lorsque Manfred Weber, leader du PPE, a tenté de former une large majorité de droite à Bruxelles en s’attaquant à la « loi sur la restauration de la nature », l’eurodéputé libéral finlandais Nils Torvalds m’a dit qu’il avait dû « faire un coup style Rubik’s cube », c’est-à-dire monter une opération ingénieuse pour trouver un compromis afin que les libéraux ne donnent pas à Weber les effectifs dont il avait besoin pour mener à bien ses projets.
Dans ce cas précis, le Rubik’s cube a été déjoué et Weber a été vaincu. Mais lorsqu’il s’agit de questions climatiques, Renew se divise souvent.
En 2017, Macron avait transformé son parti, y compris au niveau européen, en un instrument centriste « fourre-tout » de « gauche et de droite ». Mais il serait naïf de croire – comme nous le dirait Macron – que nous sommes encore aujourd’hui dans la même situation qu’il y a sept ans. Le cordon sanitaire a été démantelé et c’est dans l’illibéralité que les libéraux flirtent avec l’extrême droite. Après les élections de juin, nous verrons la véritable nature du groupe libéral de l’UE.
Et il n’est pas exclu que nous assistions aussi à son explosion.
Source : Jacobin, Francesca De Benedetti, 31-01-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Voir en ligne : https://www.les-crises.fr/en-europe...
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